Le projet de recherche sur les communautés et les pratiques communautaires1 est né de la conviction que les communautés construisent de nouveaux rapports sociaux marqués par le partage des jouissances et la solidarité intergénérationnelle en vue de poursuivre un intérêt collectif, et jouent un rôle enclin à se développer à la fois dans et hors de l’économie de marché et du droit positif.
Les communautés ont évolué dans l’histoire. Elles résultent sans doute actuellement autant d’une nécessité sociale que de volontés individuelles qui se rencontrent et s’unissent dans un même but, telle la préservation d’un écosystème, la défense d’un patrimoine culturel ou la protection de l’environnement pour les générations futures. Ainsi, les communautés villageoises ou les confréries de métiers d’hier ne sont plus l’apanage des communautés et pratiques communautaires d’aujourd’hui. Ces dernières, à la différence des premières, regroupent fréquemment des personnes aux horizons variés30 décidées à mener collectivement une action en marge ou en collaboration avec les institutions, qu’elles soient publiques (État, collectivités territoriales…) ou privées (associations, fondations, voire entreprises).
Pour s’adapter aux enjeux et aux impératifs de l’économie libérale et mener à bien la poursuite de leur objectif, les communautés recourent à des outils juridiques éclectiques, parfois de manière inattendue31. Constatant que les pratiques communautaires étaient innombrables, nous nous sommes interrogées sur l’intérêt d’un tel phénomène. Sous le prisme juridique32, une telle interrogation conduit inexorablement à se demander si la communauté33 correspond à une notion émergente à laquelle nous pouvions attacher des effets juridiques particuliers.
La Communauté, telle que nous l’entendons, est constituée d’un groupe de personnes qui partagent un but, un intérêt et parfois un bien commun et qui établissent des relations sociales privilégiées entre elles, reposant sur des règles propres et évolutives sans avoir recours à la création d’une personne juridique.
Cette définition de la communauté met en exergue plusieurs critères qui permettent de la distinguer d’autres formes d’organisations sociales :
la communauté repose sur une démarche privée qui coexiste avec, voire concurrence, les organisations publiques ;
la communauté ne se définit pas de manière organique par ses membres34, mais par sa fonction qui consiste à poursuivre un intérêt déterminé ;
chaque communauté poursuit un seul intérêt que nous qualifions d’intérêt collectif35 ;
l’intérêt collectif, extériorisé par une finalité communautaire, permet d’identifier la communauté sans qu’il soit besoin de recourir, comme c’est le cas pour les personnes morales, à la technique de la personnalité juridique ;
les règles de fonctionnement de la communauté servent la poursuite de l’intérêt collectif. Il s’agit de règles ad hoc et non d’un cadre institutionnel prédéfini à l’instar d’une entreprise ou d’une association.
Si les communautés interpellent le droit dans sa technicité, c’est parce qu’elles sont des espaces de solidarité, de partage et de création de richesses qui évoluent hors du cadre de la personnalité juridique et du droit subjectif qui y sont attachés. Bousculant les frontières de certains concepts ou dogmes du droit civil, elles entrent frontalement en opposition avec l’ensemble des notions fondamentales que sont la personne, le patrimoine et la responsabilité, armature technique de la tradition civiliste.
Bien que la communauté échappe, au moins en partie, au cadre juridique positif, il semble possible d’affirmer qu’une communauté est nécessairement un phénomène juridique dans le sens où ses règles de fonctionnement reposent sur l’approbation d’un groupe social. Pour autant, une telle constatation laisse en suspens la portée juridique de la communauté à l’égard des personnes qui n’en sont pas membres. Autrement dit, la difficulté n’est pas tant la règlementation interne de la communauté – bien au contraire, c’est leur auto-organisation qui aiguise l’intérêt de l’étude –, mais leur interaction avec l’extérieur. L’intérêt collectif poursuivi par la communauté doit, en effet, pouvoir se manifester auprès des tiers, soit qu’il suscite leur adhésion, soit à défaut qu’il faille le défendre contre ces tiers.
En somme, notre démarche est de situer les communautés dans un état de droit plutôt que de les cantonner à des choix individuels. Autrement dit, l’intuition qui préside cette étude repose sur l’hypothèse qu’une communauté est un phénomène dont l’existence est déterminée par la société (détermination objective) et non uniquement par l’individu (détermination subjective)36 alors même qu’il a pour genèse la rencontre de volontés individuelles pour élaborer des règles qui dépassent les institutions définies en droit positif, voire pour s’y soustraire. S’il paraît utile d’insister sur ce point, c’est précisément parce que les communautés contemporaines s’inscrivent dans le débat de la distinction du droit et du non-droit théorisée par Jean Carbonnier37 et depuis repensée. Selon la théorie de Jean Carbonnier, « le non-droit, s’il faut en donner une première approximation, est l’absence du droit dans un certain nombre de rapports humains où le droit aurait eu vocation théorique à être présent38 », étant précisé par l’auteur que « les phénomènes de non-droit sont les mécanismes par lesquels le droit se retire39 » et qu’il lui semble que « le non-droit est tantôt objectivement donné par la société, tantôt subjectivement choisi par l’individu40 ». Suivant ce raisonnement, les communautés qui sont l’objet de notre étude soulèvent la question qui consiste à se demander si elles doivent être rangées dans la sphère juridique ou non juridique. En effet, les démarches communautaires sont parfois teintées d’une idéologie politique que l’on pourrait résumer à des inspirations anarchiques41 ou libertaires42 et, dans une moindre mesure, elles éclosent pour pallier l’inadéquation de la réponse économique ou politique aux problèmes culturels ou environnementaux par exemple. La méthodologie scientifique qui conduisit Jean Carbonnier au concept de non-droit a été contestée, notamment par Roland Ricci43 qui, s’appuyant sur une conception différente du phénomène juridique, explique « de manière un peu provocante […] que, dans tous les cas, le non-droit n’existe qu’à l’intérieur des espaces juridiques, c’est-à-dire du “droit étatique”44 ». Or, même en introduisant cette nuance, l’hypothèse du non-droit constitue une méthode d’analyse des communautés pertinente pour repenser le droit positif, car elle conduit à s’extraire de l’emprise dogmatique des concepts juridiques qui constituent l’architecture du droit civil45.
Notre conception de la communauté nous a conduit à nous détacher d’une approche simplificatrice de l’emprise individuelle de la personne sur les choses qui caractérise la lecture monolithique de la propriété au sens du Code civil46. Le lien d’appropriation n’est plus nécessairement un lien entre une personne et une chose47, mais un pouvoir qui engendre des devoirs vis-à-vis d’autrui et de la chose48. La propriété se charge d’une fonction communautaire et peut s’appréhender sous de nouvelles formes telle l’appropriation collective. Ce cheminement nous permet de conclure qu’aborder la question sous l’angle de l’absence de propriété et de communs (ou de biens communs)49 est insuffisant à rendre la communauté effective, c’est-à-dire lui reconnaître des moyens juridiques de défendre ce pourquoi elle existe, à savoir un intérêt collectif. Devant les difficultés à appréhender la notion protéiforme de propriété collective50, il était nécessaire que la doctrine se saisisse de la question de l’appropriation communautaire, car elle met en œuvre un imaginaire juridique étranger à la logique propriétaire du Code civil et se heurte à de fortes résistances qui proviennent tant de l’attachement à la propriété individuelle construite autour du dogme subjectiviste que d’une perception figée de la propriété collective51. Or, les réflexions menées sur la propriété collective comme celles menées sur les communs peinent à donner à la communauté une assise juridique en dehors du schème conceptuel de l’intérêt individuel et de la responsabilité personnelle. Aussi, même si « la muraille52 » de la propriété individuelle se fissure, le régime juridique de ce modèle communautaire reste encore à inventer. Pour parvenir à s’extraire de cette impasse, il fallait quitter un temps le terrain de l’avoir (propriété et bien commun) pour se concentrer sur celui de l’intérêt, ce qui revient, pour le dire simplement, à approfondir la notion de communauté et d’intérêt communautaire.
La Communauté qui, rappelons-le, n’est ni dotée de la personnalité juridique ni titulaire de droits subjectifs, soulève de nombreuses questions d’ordre conceptuel autant que technique, juridique autant que politique. Comment organiser les prises de décisions au sein de la communauté ? Le droit étant collectif, qui est responsable des dettes de la communauté ? Sans personnalité juridique, qui peut agir en justice pour défendre l’intérêt de la communauté ? Quelle est la légitimité de la communauté pour défendre tel ou tel intérêt53 ? Cette relecture de la communauté ne peut en effet faire l’économie de sa confrontation aux trois notions qui sont les piliers de notre droit civil : la personne, la propriété et la responsabilité.
La définition de la communauté proposée ainsi que les critères retenus nous ont permis de poser une première distinction entre deux catégories de communautés, celles qui s’érigent autour d’un intérêt, que nous appelons les « communautés d’intérêt » et celles qui s’organisent pour gérer ou produire un objet (bien, chose, territoire physique), que nous appelons les « communautés de chose(s) ». Cette distinction pour présenter la diversité des pratiques communautaires n’a pas pour effet de morceler la notion de communauté qui, à ce stade de notre réflexion, se définit par un et un seul intérêt. Il en découle plusieurs conséquences que nous avons voulu vérifier lors des deux colloques organisés respectivement les 11 juin et 11 octobre 2019 à Paris et à Montréal54.
Tout d’abord, les exemples de communautés ou de pratiques communautaires présentés durant ces deux colloques montrent que les communautés ont un objectif unique, telle la préservation d’un espace, d’un bien écologique, agricole ou culturel ou la production de connaissances. Autrement dit, ce qui définit la communauté, ce ne sont pas les personnes qui la composent mais l’intérêt collectif mis en œuvre, de sorte qu’un individu peut faire partie de plusieurs communautés et que toute communauté est donc nécessairement une communauté d’intérêt. En somme, l’intérêt fédérateur est celui qui permet d’identifier chaque communauté et de les distinguer les unes des autres, puisqu’il est propre à chacune d’elle. Dès lors que l’intérêt collectif fait communauté, il met en œuvre un intérêt unique que nous qualifions d’intérêt communautaire. Comme tout intérêt collectif55, l’intérêt communautaire est supérieur à la somme des intérêts individuels qu’il transcende pour constituer un intérêt autonome. Sa particularité est d’être propre à une communauté.
La détermination de l’intérêt communautaire structure la communauté dont les règles d’organisation convergent vers cet intérêt et évoluent afin de le servir56. Dans la mesure où l’affectio communionis réside dans l’adhésion à cet intérêt, l’appartenance communautaire dépend du positionnement vis-à-vis de ce dernier, de sorte que toute personne attachée à cet intérêt peut se déclarer membre de la communauté et, inversement, en sort lorsqu’elle se détache de cet intérêt. La communauté est donc poreuse et teintée d’extranéité, ce qui est gage de dynamisme et, si l’équilibre est trouvé, de pérennité.
La communauté d’intérêt est nécessairement une communauté d’intérêt au singulier. Ainsi, lorsqu’une personne fait partie de plusieurs communautés dont les intérêts s’excluent, la force de l’intérêt communautaire doit la conduire à choisir et à se retirer des communautés qui sont étrangères à l’intérêt défendu.
La communauté de chose(s) constitue une sous-catégorie très fréquente de la communauté d’intérêt. Elle a pour particularité de placer une chose, matérielle ou immatérielle, au centre de l’intérêt collectif. Dans cette hypothèse, l’intérêt communautaire, qui peut consister à partager, préserver, collecter ou produire à des fins culturelles, sociales et écologiques, porte sur une chose commune. Pour autant, la singularité de la communauté ne réside pas dans cette chose mais dans l’intérêt communautaire, si bien qu’une même chose peut être au cœur de plusieurs communautés. Les communs numériques, voire fonciers (ressources naturelles, habitats), peuvent ainsi être l’objet de l’intérêt collectif de plusieurs communautés.
Suivant une telle approche, puisque l’ensemble des membres converge vers un intérêt unique, il ne peut y avoir de conflit d’intérêts au sein d’une même communauté ; en revanche, des conflits d’intérêts ne sont pas à exclure entre la communauté et les tiers, parmi lesquels on compte d’autres communautés. Bien sûr, ces réflexions sur la notion de communauté soulèvent les questions de leur légitimité et de leur responsabilité, au cœur d’enjeux sociétaux importants auxquelles il nous faudra répondre.
Dans le cadre de notre recherche sur les communautés, il nous est apparu essentiel de recenser au sein de cette étude, et plus largement d’une encyclopédie57, les diverses pratiques communautaires, c’est-à-dire les formes de gouvernance des communautés qui trouvent leur source dans des usages, des traditions ou encore des textes de natures diverses, qui favorisent l’émergence d’un métissage culturel des organisations. L’objectif est de révéler la force créative des communautés afin de renforcer leur légitimité et de répondre adéquatement à leur responsabilité, de sortir d’une vision juridique dogmatique, d’accompagner et de favoriser le dynamisme social qu’elles portent.