COMMONS/Métopes : 1.0
La notion de Communauté : postulat de départ à l’épreuve de la critique
Mélanie Clément-Fontaine
Professeure de droit privé, Université de Versailles Saint Quentin-en-Yvelines (Université Paris-Saclay)
Gaële Gidrol-Mistral
Professeuse de droit privé, Université du Québec à Montréal (UQAM)
Au terme d’un processus de conceptualisation de la notion de Communauté, une définition et des critères ont été retenus. Ils sont proposés aux auteurs et autrices du présent ouvrage comme un postulat de départ qu’il convient de discuter à l’aune des pratiques et des théories, des cultures et du droit, d’ici et d’ailleurs, d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
Mots clés : Communauté d’intérêt(s)
Le projet de recherche sur les communautés et les
pratiques communautaires Nous
reprenons dans ces lignes en partie notre « Introduction au numéro
spécial », de la Revue de Droit de l’université de
Sherbrooke (RDUS). Alexandra Popovici,
Mélanie Clément-Fontaine & Gaële Gidrol-Mistral, RDUS,
2020-2021, vol. 50, n° 1-2-3, p. 23-25. DOI : 10.7202/1088126ar
Les communautés ont évolué dans l’histoire. Elles
résultent sans doute actuellement autant d’une nécessité sociale que de
volontés individuelles qui se rencontrent et s’unissent dans un même
but, telle la préservation d’un écosystème, la défense d’un patrimoine
culturel ou la protection de l’environnement pour les générations
futures. Ainsi, les communautés villageoises ou les confréries de
métiers d’hier ne sont plus l’apanage des communautés et pratiques
communautaires d’aujourd’hui. Ces dernières, à la différence des
premières, regroupent fréquemment des personnes aux horizons variés La diversité des profils est
sociale, culturelle, générationnelle ou encore économique.
Pour s’adapter aux enjeux et aux impératifs de l’économie
libérale et mener à bien la poursuite de leur objectif, les communautés
recourent à des outils juridiques éclectiques, parfois de manière
inattendue À titre
d’illustration, voir : Bien que cette
notion s’illustre aussi d’un point de vue économique, sociologique ou
écologique, le présent dossier se concentre principalement sur les
questions juridiques. La méthode retenue consiste à poser une définition de
la communauté à partir des éléments d’observation que nous avons
identifiés et qui nous sert d’hypothèse de travail. Nous utilisons le
singulier lorsqu’il s’agit de la notion de « communautéAutogestion, l’encyclopédie
internationale, Syllepse, 2014 (téléchargement libre et gratuit
disponible sur le site Internet de l’éditeur). » ainsi décrite et le pluriel lorsque, suivant une
démarche empirique, nous observons des pratiques
communautaires.
La Communauté, telle que nous l’entendons, est constituée d’un groupe de personnes qui partagent un
but, un intérêt et parfois un bien commun et qui établissent des
relations sociales privilégiées entre elles, reposant sur des règles
propres et évolutives sans avoir recours à la création d’une personne
juridique.
Cette définition de la communauté met en exergue plusieurs critères qui permettent de la distinguer d’autres formes d’organisations sociales :
Pour un
développement consacré aux caractères poreux et d’extranéité de la
communauté, voir : Clément-Fontaine
Mélanie, « Les communautés épistémiques en
ligne : un nouveau paradigme de la création », Revue
Internationale du Droit d’Auteur (RIDA), 2013, vol. 1, n° 235,
p. 112.
Pour une
définition de l’intérêt collectif comme intérêt autonome de l’intérêt
commun, envisagé en tant que somme des intérêts individuels, voir :
Gidrol-Mistral Gaële, « L’affectation à un
but durable, vers une nouvelle forme d’appropriation des biens
communs ? Réflexions autour de l’article 1030 du Code civil du Québec », Revue
Générale du Droit, 2016, vol. 46, n° 1, p. 106. DOI : 10.7202/1036575ar.
(Lire en particulier la note 6 et p. 124-125 et 136-137.) Alors que la
somme de plusieurs intérêts individuels converge vers un intérêt
commun, la communauté, au contraire, opère une transmutation des
intérêts individuels en un intérêt autonome, générant un véritable
intérêt collectif. Voir également : Van de
Kerchove Michel, « L’intérêt de la répression et l’intérêt à la
réparation dans le procès pénal », in François
Ost, Michel Van de Kerchove & Philippe Gérard, (dir.), Droit et intérêt : Droit positif, droit comparé et
histoire du droit, vol. 3, Bruxelles, Publications des Facultés
Universitaires de Saint-Louis, 1990, p. 97 ; Franck Jérôme, « Pour une véritable réparation
du préjudice causé à l’intérêt collectif des consommateurs », in Liber Amicorum & Jean Calais-Auloy, Études de droit de la consommation, Paris,
Dalloz-Sirey, 2004, p. 410 ; Zenati-Castaing Frédéric & Revet Thierry, Les
biens, Paris, PUF, coll. Droit fondamental, 3e éd., 2008, p. 519-520 ; Gidrol-Mistral Gaële, Entre
communauté et indivision : relire la clause d’accroissement,
Institut de Recherche Juridique Sorbonne, Coll. Bibliothèque de
l’IRJS – André Tunc, tome 122, 2023, préface Frédéric Zenati-Castaing.
Pour une autre définition de l’intérêt collectif, voir : Rochfeld Judith, Cornu Marie & Martin Gilles J. (dir.), L’échelle de communalité : propositions de réforme pour
intégrer les biens communs en droit », Rapport final de recherche
n° 17-34, avril 2021, spéc. p. 337 et 338. [En ligne, consulté le 1er juillet 2024]
www.gip-recherche-justice.fr/wp-content/uploads/2021/06/Rapport-17-34-final-Juin-2021.pdf
Si les communautés interpellent le droit dans sa technicité, c’est parce qu’elles sont des espaces de solidarité, de partage et de création de richesses qui évoluent hors du cadre de la personnalité juridique et du droit subjectif qui y sont attachés. Bousculant les frontières de certains concepts ou dogmes du droit civil, elles entrent frontalement en opposition avec l’ensemble des notions fondamentales que sont la personne, le patrimoine et la responsabilité, armature technique de la tradition civiliste.
Bien que la communauté échappe, au moins en partie, au cadre juridique positif, il semble possible d’affirmer qu’une communauté est nécessairement un phénomène juridique dans le sens où ses règles de fonctionnement reposent sur l’approbation d’un groupe social. Pour autant, une telle constatation laisse en suspens la portée juridique de la communauté à l’égard des personnes qui n’en sont pas membres. Autrement dit, la difficulté n’est pas tant la règlementation interne de la communauté – bien au contraire, c’est leur auto-organisation qui aiguise l’intérêt de l’étude –, mais leur interaction avec l’extérieur. L’intérêt collectif poursuivi par la communauté doit, en effet, pouvoir se manifester auprès des tiers, soit qu’il suscite leur adhésion, soit à défaut qu’il faille le défendre contre ces tiers.
En somme, notre démarche est de situer les communautés
dans un état de droit plutôt que de les cantonner à des choix
individuels. Autrement dit, l’intuition qui préside cette étude repose
sur l’hypothèse qu’une communauté est un phénomène dont l’existence est
déterminée par la société (détermination objective) et non uniquement
par l’individu (détermination subjective) Cette distinction est empruntée de l’étude de Voir à titre
d’illustration : Qui seront
évoqués dans nos exemples. Ricci Roland, « De la nécessité de redéfinir la
frontière entre droit et non droit » in Raymond
Verdier (dir.), Jean Carbonnier. L’homme et
l’œuvre, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2012,
p. 145-165. DOI : 10.4000/books.pupo.2588.Carbonnier Jean, Flexible
droit, Paris, LGDJ, 10e éd., 2001.Ibid., p. 25-26.Ibid., p. 27.Ibid.,
p. 28.Perron Richard, Militantisme libertaire et action communautaire dans le
quartier Pointe-Saint-Charles à Montréal : le cas du Collectif 7 à nous
(2009-2012), Mémoire de maîtrise en sociologie, Université du
Québec à Montréal, 2016. [En ligne, consulté le 1er
juillet 2024.]
URL : archipel.uqam.ca/9391/1/M14628.pdfRicci Roland,
« De la nécessité de redéfinir la frontière entre droit et non droit »,
op. cit.Ibid. § 64.Ibid. § 65 : « L’hypothèse du
non-droit, telle que définie par Jean Carbonnier, même si elle doit être
réexaminée à la lumière des éléments qu’apporte la théorie du droit,
demeure un instrument de connaissance des systèmes normatifs juridiques.
Elle permet notamment d’échapper à l’illusion positiviste qui nous
propose une vision réductrice du phénomène juridique et renonce à
l’expérimentation en tant qu’acte de connaissance des objets
juridiques. »
Notre conception de la communauté nous a conduit à nous
détacher d’une approche simplificatrice de l’emprise individuelle de la
personne sur les choses qui caractérise la lecture monolithique de la
propriété au sens du Code civil Il serait vain d’être exhaustive
sur la somme des travaux relatifs aux communs et aux biens communs tant
ils sont nombreux. Voir notamment, parmi les plus récents :
Clément-Fontaine Mélanie, Dulong de Rosnay Mélanie, Jullien Nicolas
& Zimmermann Jean-Benoît (dir.), « Communs numériques : une nouvelle
forme d’action collective ? », terminal, 2021, n°130. DOI :
10.4000/terminal.7484 ; Rochfeld Judith, Cornu-Volatron Marie & Orsi
Fabienne (dir.), Dictionnaire des biens communs, Paris, PUF, Quadrige,
2e éd., 2021 ; Dulong de Rosnay Mélanie & Stalder Felix, « Digital
Commons », Internet Policy Review, 2020, vol. 9, n° 4. DOI :
10.14763/2020.4.1530 ; Zimmermann Jean-Benoît, Les communs : Des jardins
partagés à Wikipedia, Paris, Libre et Solidaire, 2020. En rupture avec une doctrine majoritaire présentant
l’indivision comme une forme de propriété collective voir :
Zenati-Castaing Frédéric, « La propriété collective existe-t-elle ? »,
Mélanges en l'honneur du professeur Gilles Goubeaux, Paris, Dalloz-LGDJ,
2009, p. 607 ; Gidrol-Mistral Gaële, Clément Fontaine Mélanie
& Gidrol-Mistral Gaële, « La propriété,
vice versa (Propos introductifs) », in Mélanie
Clément-Fontaine et Gaële Gidrol-Mistral (dir.), La
propriété en droit civil in or out ?, Actes du colloque Versailles
06-2022, Lex Electronica, 2024, vol. 29, n° 2, p. 4-11, spéc. § 3
et suiv. [En ligne, consulté le 1er juillet 2024.]
URL : www.lex-electronica.org/en/s/3024.Gidrol-Mistral Gaële (dir.), « Quel avenir pour
les droits subjectifs », Revue Communitas, 2022,
vol. 3, n° sp. 2.Gidrol-Mistral Gaële &
Popovici Alexandra, « Duguit Appropriated:
The Case of Trusts and Collective Ownership in Québec », in Paul Babie & Jessica Viven-Wilksch (dir.), Léon Duguit and the Social Obligation Norm of
Property, Singapour, Springer, 2019, p. 311-327. Entre communauté
et indivision : relire la clause d’accroissement, op. cit. ;
Clément-Fontaine Mélanie, L’œuvre libre, préface Michel Vivant,
Bruxelles, Larcier, 2014.Gidrol-Mistral Gaële, Entre
communauté et indivision : relire la clause d’accroissement, op. cit. ; Clément-Fontaine Mélanie, L’œuvre libre,
op. cit.Zenati Frédéric, « Pour une rénovation de la
théorie de la propriété », RTD civ., 1993, p. 305
et suiv.
La Communauté qui, rappelons-le, n’est ni dotée de la
personnalité juridique ni titulaire de droits subjectifs, soulève de
nombreuses questions d’ordre conceptuel autant que technique, juridique
autant que politique. Comment organiser les prises de décisions au sein
de la communauté ? Le droit étant collectif, qui est responsable des
dettes de la communauté ? Sans personnalité juridique, qui peut agir en
justice pour défendre l’intérêt de la communauté ? Quelle est la
légitimité de la communauté pour défendre tel ou tel intérêt Cette liste de questions n’est, bien
entendu, pas exhaustive.
La définition de la communauté proposée ainsi que les
critères retenus nous ont permis de poser une première distinction entre
deux catégories de communautés, celles qui s’érigent autour d’un
intérêt, que nous appelons les « communautés d’intérêt » et celles qui
s’organisent pour gérer ou produire un objet (bien, chose, territoire
physique), que nous appelons les « communautés de chose(s) ». Cette
distinction pour présenter la diversité des pratiques communautaires n’a
pas pour effet de morceler la notion de communauté qui, à ce stade de
notre réflexion, se définit par Certaines conférences ont donné lieu à publication,
voir : un et un seul
intérêt. Il en découle plusieurs conséquences que nous avons voulu
vérifier lors des deux colloques organisés respectivement les 11 juin et
11 octobre 2019 à Paris et à MontréalPopovici Alexandra, Clément-Fontaine Mélanie & Gidrol-Mistral Gaële, « Communautés et pratiques
communautaires », Revue de droit de l’Université de
Sherbrooke – RDUS, 2022, vol. 50, n° spé. 1-2-3, p. 3-21. DOI :
10.7202/1088126ar
Tout d’abord, les exemples de communautés ou de
pratiques communautaires présentés durant ces deux colloques montrent
que les communautés ont un Voir objectif unique, telle
la préservation d’un espace, d’un bien écologique, agricole ou culturel
ou la production de connaissances. Autrement dit, ce qui définit la
communauté, ce ne sont pas les personnes qui la composent mais l’intérêt
collectif mis en œuvre, de sorte qu’un individu peut faire partie de
plusieurs communautés et que toute communauté est donc nécessairement
une communauté d’intérêt. En somme, l’intérêt fédérateur est celui qui
permet d’identifier chaque communauté et de les distinguer les unes des
autres, puisqu’il est propre à chacune d’elle. Dès lors que l’intérêt
collectif fait communauté, il met en œuvre un intérêt unique que nous
qualifions d’intérêt communautaire. Comme tout intérêt collectifsupra.
La détermination de l’intérêt communautaire structure la
communauté dont les règles d’organisation convergent vers cet intérêt et
évoluent afin de le servir À
titre d’exemple, voir : Mélanie Clément-Fontaine, « Les communautés épistémiques
en ligne : un nouveau paradigme de la création », op.cit.affectio communionis réside dans l’adhésion à cet
intérêt, l’appartenance communautaire dépend du positionnement vis-à-vis
de ce dernier, de sorte que toute personne attachée à cet intérêt peut
se déclarer membre de la communauté et, inversement, en sort lorsqu’elle
se détache de cet intérêt. La communauté est donc poreuse et teintée
d’extranéité, ce qui est gage de dynamisme et, si l’équilibre est
trouvé, de pérennité.
La communauté d’intérêt est nécessairement une communauté d’intérêt au singulier. Ainsi, lorsqu’une personne fait partie de plusieurs communautés dont les intérêts s’excluent, la force de l’intérêt communautaire doit la conduire à choisir et à se retirer des communautés qui sont étrangères à l’intérêt défendu.
La communauté de chose(s) constitue une sous-catégorie très fréquente de la communauté d’intérêt. Elle a pour particularité de placer une chose, matérielle ou immatérielle, au centre de l’intérêt collectif. Dans cette hypothèse, l’intérêt communautaire, qui peut consister à partager, préserver, collecter ou produire à des fins culturelles, sociales et écologiques, porte sur une chose commune. Pour autant, la singularité de la communauté ne réside pas dans cette chose mais dans l’intérêt communautaire, si bien qu’une même chose peut être au cœur de plusieurs communautés. Les communs numériques, voire fonciers (ressources naturelles, habitats), peuvent ainsi être l’objet de l’intérêt collectif de plusieurs communautés.
Suivant une telle approche, puisque l’ensemble des membres converge vers un intérêt unique, il ne peut y avoir de conflit d’intérêts au sein d’une même communauté ; en revanche, des conflits d’intérêts ne sont pas à exclure entre la communauté et les tiers, parmi lesquels on compte d’autres communautés. Bien sûr, ces réflexions sur la notion de communauté soulèvent les questions de leur légitimité et de leur responsabilité, au cœur d’enjeux sociétaux importants auxquelles il nous faudra répondre.
Dans le cadre de notre recherche sur les communautés, il
nous est apparu essentiel de recenser au sein de cette étude, et plus
largement d’une encyclopédie Cette publication d’extraits choisis préfigure
l’encyclopédie Les pratiques communautaires et les
communautés sous notre direction, à paraître en ligne.