L’histoire des sciences dans l’enseignement et la formation scientifique
Une longue histoire
Pierre Savaton
La réforme de 2019 des programmes d’enseignement des sciences au lycée revendique l’introduction d’une histoire raisonnée des sciences au sein d’un enseignement scientifique commun à tous les élèves de la voie générale. Cette volonté affichée d’une prise en compte de l’histoire de la construction des sciences interroge l’historien de l’enseignement sur le caractère novateur ou non de ce discours. En réexaminant les textes officiels et les travaux historiques sur l’enseignement des sciences depuis deux siècles, et plus spécifiquement ceux relatifs à l’enseignement des sciences de la nature, nous interrogeons dans cet article la succession des discours et leur évolution. Quelles leçons pouvons-nous tirer des précédentes réformes au moment de mettre en œuvre ces nouveaux enseignements ?
Mots-clés : enseignement secondaire, histoire des sciences, réforme, culture scientifique, formation des enseignants
L’histoire de l’enseignement secondaire peut être découpée temporellement par une succession de réformes de l’organisation du système, des institutions, des plans d’études, des programmes des disciplines, des épreuves du baccalauréat, voire des modalités de formation et de recrutement des enseignants. Mais la fréquence de ces textes réformateurs n’est pas indicatrice de changements profonds. Peu de réformes ont laissé une marque durable, nombreuses ont été fort brèves ou peu mises en œuvre. On enseigne aujourd’hui dans le secondaire des disciplines définies au début du
L’histoire de l’enseignement secondaire français des sciences s’est régulièrement intéressée à la question de la place de l’histoire des sciences dans les discours, les textes et les instructions officielles. La publication, puis la mise en œuvre depuis 2019 des nouveaux programmes de sciences de la voie générale des lycées ne peuvent que nous renvoyer à la lecture de ces travaux. L’histoire des sciences y est citée à la fois dans les objectifs généraux et dans les contenus.
En 1984, au « moment où on discute beaucoup de l’introduction de l’histoire des sciences dans les cours de physique de l’enseignement secondaire, en particulier », Nicole Hulin (1984 : 24) publie un article visant à éclairer historiquement les discussions d’alors. Mais, quatorze ans plus tard, les instructions sont toujours au stade de l’incitation et Danielle Fauque (1998) ne manque pas de s’interroger sur leur nouveauté : « Les programmes actuellement en vigueur insistent sur la nécessaire introduction d’une dimension historique dans l’enseignement scientifique français. Cette dimension historique est-elle nouvelle ou s’inscrit-elle dans une certaine tradition ? ». La création des Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) en 1989 a fait un temps espérer que la dimension historique et épistémologique des sciences enseignées dans le secondaire fasse désormais partie de la formation des professeurs. Le congrès de la Société française d’histoire des sciences et des techniques (SFHST) de 2004 fut l’occasion d’un bilan sur la reconnaissance académique de l’histoire des sciences en termes d’enseignements et de postes universitaires, après vingt ans de démarches militantes. Il était en demi-teinte (Gispert, 2006). Un enseignement d’histoire des sciences était proposé dans un grand nombre d’universités, mais sa reconnaissance institutionnelle n’y était guère plus franche que dans l’enseignement secondaire. En 2005, un groupe d’historiens des sciences, formateurs en IUFM (Groupe ReForEHST1), organisait à l’IUFM de Montpellier une première journée d’étude consacrée aux questions de formation et de recherche en histoire des sciences. Danielle Fauque y dressait un état des lieux encourageant :
Aujourd’hui, un enseignement d’histoire des sciences et des techniques est assuré à l’université selon des dispositions qui dépendent des niveaux d’enseignement et des départements concernés. Il est aussi dispensé à l’IUFM en formation initiale pour les futurs enseignants. Les programmes scientifiques des lycées et des collèges, en particulier, font de plus en plus appel à l’histoire des sciences et des techniques. (Fauque, 2006)
Pour arriver à ce succès, la marche a été « longue » comme titrait alors Danielle Fauque (2006). Depuis cette date, les IUFM, les concours de recrutement des enseignants, les formations universitaires et secondaires, le recrutement des enseignants-chercheurs ont connu leur lot de réformes et, si nous dressions un nouveau bilan, bien des espoirs d’hier seraient sans doute déçus.
En réunissant didacticiens et historiens des sciences pour discuter des orientations des actuels programmes de sciences des lycées, la journée d’étude du 3 juin 2021 dont est issu cet ouvrage41 nous a donné l’occasion de revenir sur l’histoire scolaire de ces enseignements. Le propos de cet article, tiré de ma communication d’alors, vise à interroger les textes et instructions actuels pour l’enseignement des sciences dans le secondaire au regard de ceux qui les ont précédés. Quelles questions l’histoire de l’enseignement nous pose-t-elle face à ces nouveaux programmes ? Mon propos cherchera donc à replacer tout d’abord ces programmes et leur discours sur l’histoire des sciences dans un cadre historique et épistémologique, avant de s’interroger sur leur nouveauté (continuité ou rupture ?), ainsi que sur les enseignements que nous pourrions éventuellement tirer de cette longue histoire d’instructions et d’incitations officielles, en termes de difficultés, de freins ou de blocages42.
La Révolution française ferma les collèges au motif principal qu’ils étaient le plus souvent tenus par des congrégations, qui exerçaient ainsi un contrôle, voire détenaient un monopole sur l’instruction et l’éducation morale. Seul un enseignement pour les garçons de 12 à 18 ans fut réorganisé à partir de 1795 avec l’établissement des écoles centrales (Belhoste éd., 1995). Ces écoles, à trois niveaux de deux ans chacun, donnaient aux sciences une place inégalée jusqu’alors en leur consacrant deux années d’études. Leur organisation fut un échec ; le nombre des garçons scolarisés était insuffisant pour assurer à la France les cadres nécessaires à son redressement. Le Premier Empire organisa alors un enseignement secondaire en créant les lycées à charge de l’état et en laissant aux communes et aux particuliers le soin, s’ils le souhaitaient, de créer à leurs charges des collèges secondaires. Les sciences mathématiques, physiques et naturelles y étaient enseignées, mais restaient secondaires par rapport aux lettres. Le modèle d’enseignement de l’Ancien Régime se réinstalla rapidement, mais sans exclure les sciences. Toutes les réformes des plans d’études et du baccalauréat au
La réforme des lycées de Hippolyte Fortoul en 1852 organisait l’enseignement secondaire en deux sections parallèles, de lettres et de sciences, conduisant chacune à un baccalauréat propre. La section science était pensée avec une visée utilitaire, là où les lettres et le lycée se revendiquaient comme un enseignement de l’esprit seul, par opposition aux formations spécialisées orientées vers l’acquisition de connaissances et compétences précises, pratiques pour l’exercice d’un métier ou d’une fonction. Cette bifurcation fut supprimée en 1864 et on revint à un modèle centré sur les lettres, le baccalauréat ès sciences n’étant qu’un complément au baccalauréat ès lettres. Les programmes de 1852 pour la section des lettres prévoyaient des lectures de morceaux choisis des auteurs classiques ayant écrit sur les sciences (Hulin, 1989, 1996). Le chimiste Jean-Baptiste Dumas, auteur d’un rapport en 1847 sur l’enseignement des sciences, écrivait en 1854 dans ses instructions pour l’enseignement des sciences physiques de la section des sciences :
Quand vous exposez un sujet d’un intérêt général, résumez-en l’histoire : rendez ainsi familière la logique des inventeurs ; apprenez à vos élèves à connaître et à vénérer les noms des hommes illustres qui ont créé la science. […]. On ne saurait donc trop recommander aux professeurs de physique de commencer l’exposition de toutes les grandes théories par un précis historique très fidèle, et, au besoin, par l’exacte reproduction de l’expérience, d’où l’inventeur est parti. (Dumas, in Fortoul, 1854 : 412, 417-418)
Auguste Comte affirmait dans son Cours de philosophie positive : « on ne connaît pas complètement une science tant qu’on n’en sait pas l’histoire » (Comte, 1892 : 67). L’ambition des instructions officielles n’était pas tant de faire connaître cette histoire des sciences que d’y puiser des exemples pour leur valeur morale. L’inventeur, devenu illustre, est un homme à montrer en exemple à ces jeunes garçons à qui on enseigne les résultats des sciences. L’intérêt pour des éléments d’histoire est aussi justifié par la volonté de se garder d’un excès de dogmatisme. « Défiez-vous des exposés abstraits. Si le besoin d’abréger amène quelquefois la nécessité de préférer une telle méthode d’exposition, qu’un coup d’œil rapide sur l’histoire de la question vienne toujours, du moins, en donner le correctif » affirmait également Dumas (in Fortoul, 1854 : 412).
Mais, pour Victor Duruy, la valeur morale des sciences ne pouvait atteindre celle des lettres et cette affirmation le conduisait à mettre fin à l’expérience de la bifurcation des études. Il écrivait en 1864 dans son rapport à l’Empereur :
Par les lettres, nous développons les sentiments affectueux, les idées morales, la raison éloquente, l’imagination, le goût du bien et du beau, et l’expérience de la vie. Par les sciences, nous faisons heureusement contrepoids aux facultés de sentiment et d’imagination, dont il faut régler et contenir l’essor ; nous plions l’esprit à la discipline sévère des méthodes de raisonnement, et nous montrons par quelle voie austère et rude il faut aller chercher la vérité. (Duruy, cité par Belhoste éd., 1995 : 389)
Pour Duruy, ce correctif scientifique ne doit arriver qu’à son heure, une fois l’élève déjà formé aux lettres, et organiser l’enseignement secondaire selon deux voies parallèles était une erreur éducative. Les sciences doivent rester subordonnées aux lettres.
En parallèle de l’enseignement classique, un enseignement spécial avec une dimension pratique s’était structuré depuis 1845 pour préparer aux professions industrielles, commerciales et agricoles. Cours spéciaux, puis enseignement spécial, sans latin, mais avec des sciences, puis enseignement secondaire spécial en 1865 avec son propre baccalauréat à partir de 1882, cette filière pouvait désormais représenter un débouché pour tous les élèves que la suppression de la bifurcation maintenait en trop grand nombre au sein des études littéraires. L’enseignement classique ne pouvait se satisfaire d’élèves peu attirés par les études littéraires, au risque d’abaisser le niveau d’exigence des humanités anciennes. La solution fut de transformer en 1891 l’enseignement secondaire spécial en un enseignement moderne, général et classique, mais sans les langues mortes, à même d’absorber un nombre croissant d’élèves et de répondre aux « besoins et transformations de la société » (Belhoste éd., 1995 : 511).
Les programmes de l’enseignement secondaire classique sont rénovés en 1890 par des allègements en sciences au nom de la primauté des lettres. Léon Bourgeois écrit :
Pour exercer en tous sens l’intelligence et lui donner de la netteté, de la précision, de la logique, tout en la préservant d’une spécialisation hâtive qui risque de la stériliser ou de la rétrécir, pour élever et ennoblir l’individu tout entier par le commerce des grands esprits et l’exemple des œuvres les plus parfaites [...], c’est aux lettres qu’il faut s’adresser. (Bourgeois, cité par Belhoste éd., 1995 : 515, note 6)
Les sciences ne sont qu’un complément. « À cette éducation générale de l’esprit et du cœur, les sciences d’expérience et de raisonnement viendront, à leur heure, dans l’ordre et la mesure convenables, associer leurs fortes leçons, comme un complément et un correctif indispensables » (Bourgeois, cité par Belhoste éd., 1995 : 515, note 7). Les baccalauréats ès sciences et ès sciences restreint43 sont supprimés au profit d’un baccalauréat unique de l’enseignement secondaire classique. Au bénéfice de cette réforme, il convient pourtant de verser la transformation progressive de l’enseignement des sciences physiques, d’un exposé dogmatique vers l’analyse de faits et l’expérimentation. « On demandera donc au professeur de faire servir son enseignement à la culture de l’esprit, en d’autres termes de le rendre éducatif » précise la commission des réformes. « On l’invitera, pour quelques questions qui s’y prêtent facilement, à exposer sommairement la marche qu’a suivie l’esprit humain et les tâtonnements successifs par lesquels il est passé pour arriver à la découverte de la vérité scientifique » (Belhoste éd., 1995 : 525). Jean Baptiste Dumas souhaitait déjà en 1854 que « le professeur expose sommairement la marche suivie par l’esprit humain et les tâtonnements successifs par lesquels il était passé pour arriver à la découverte de la vérité scientifique » (Hulin, 1984 : 18). La commission reprenait seulement ses propos.
L’enseignement secondaire moderne créé en 1891 entend être un enseignement de culture générale et de formation de l’esprit.
Le professeur de sciences ne perdra pas de vue que l’objet de son enseignement n’est pas uniquement d’apprendre aux élèves un certain nombre de vérités acquises, mais qu’il est aussi, particulièrement dans le cours d’études modernes où les sciences tiennent une plus large place, de contribuer à la culture générale de l’esprit. […]. Pour cette même raison d’éducation générale de l’esprit, le professeur ne négligera pas non plus l’histoire de la science. L’élève a parfois moins à retirer de l’exposé d’une vérité que de l’historique de sa découverte. Le génie scientifique en travail fournit à la jeunesse, par ses initiatives, ses doutes, ses erreurs même, autant que par ses succès, un enseignement éminemment suggestif et moral. (Belhoste éd., 1995 : 539)
L’histoire des sciences, entre lettres et sciences, retient l’attention du ministère.
Léon Bourgeois crée en 1892 au Collège de France la première chaire d’histoire générale des sciences et y place Pierre Laffitte, disciple et successeur incontesté d’Auguste Comte. Élie Rabier, directeur de l’enseignement secondaire, sollicite Paul Tannery pour qu’il rédige un projet de programme d’enseignement de l’histoire des sciences. Tannery, de profession ingénieur des tabacs, est déjà à cette époque une référence en histoire des sciences et, s’il n’a pas de position officielle au sein de l’Instruction publique, il peut être un conseiller officieux de premier plan. Sa situation professionnelle lui confère également une seconde expertise d’intérêt pour une réflexion sur la construction d’un enseignement moderne, qui doit se démarquer de l’enseignement classique, sans verser dans une orientation trop appliquée et pratique. Tannery écrit dans la proposition qu’il remet à Rabier en 1892 : « Le but que le professeur devra chercher à atteindre est principalement de montrer l’enchaînement rationnel qui a lié l’évolution de chacune des sciences, soit avec celle des autres, soit avec celle de la civilisation en général » (Pineau-Gonord, 2011).
L’étude historique des sciences ne doit pas seulement s’attacher à retracer les progrès de l’esprit humain dans la connaissance de la vérité [...], elle a aussi à en rappeler les erreurs, et que c’est précisément la saine appréciation de ces erreurs qui seule peut bien faire comprendre l’importance véritable des sciences ; sans négliger l’intérêt qu’offrent les applications pratiques, il [le professeur] ne perdra pas une occasion de faire ressortir la nécessité de la science qui seule peut conduire à des conceptions justes, soit de l’univers, soit de la société humaine. (Tannery, 1907)44
Ce n’est pas dans l’affirmation dogmatique des résultats de la science que réside sa valeur formatrice, mais dans l’identification de ses erreurs passées. L’histoire des sciences revendique sa valeur épistémologique.
L’idée d’une science éducatrice peine toutefois à s’implanter dans l’enseignement en dépit du soutien affirmé du monde académique. Le programme de Tannery, s’il ne fut jamais officiellement adopté, marque toutefois un tournant. Le Congrès international d’histoire comparée qui se réunit à Paris en 1900 émet le vœu que l’histoire des sciences, donnée par les professeurs de sciences eux-mêmes, soit développée dans l’enseignement secondaire et reçoive une sanction à l’examen du baccalauréat (Lebon, 1903). Le Congrès international des sciences historiques réuni à Rome en 1903 souhaite également « que des rudiments d’histoire des sciences soient introduits dans les programmes des divers enseignements donnés dans les écoles secondaires » (Tannery, 1903).
La réforme de 1902, de Georges Leygues, qui unifiait les enseignements secondaires moderne et classique en un seul système d’enseignement à plusieurs sections, entendait transformer l’enseignement des sciences pour qu’il participe pleinement à la formation de l’esprit. Les critiques nombreuses sur un enseignement des sciences propre seulement à charger les esprits par un verbalisme outrancier menaçaient sérieusement sa reconnaissance et sa prétention à égaler les lettres en matière de formation de l’esprit. Certains promoteurs de l’enseignement scientifique entendaient établir de véritables humanités scientifiques (Hulin dir., 2002). Il convenait pour cela de faire des sciences physiques, chimiques et naturelles de véritables sciences expérimentales, enseignées en prenant appui sur la méthode expérimentale et en réduisant les excès de la méthode dogmatique. Lors des conférences de 1904 données au Musée pédagogique en accompagnement de la réforme, Henri Poincaré déclarait :
Les zoologistes prétendent que le développement embryonnaire d’un animal résume en un temps très court toute l’histoire de ses ancêtres des temps géologiques. Il semble qu’il en est de même du développement des esprits. L’éducateur doit faire repasser l’enfant par où ont passé ses pères ; plus rapidement mais sans brûler d’étape. À ce compte, l’histoire de la science doit être notre premier guide. (Poincaré, [1908] 1920 : 135)
Louis Mangin, agrégé de sciences naturelles, déclarait, pour sa part, qu’il fallait réagir à « l’indifférence pour les travaux des anciens qu’affectent aujourd’hui les générations d’étudiants […]. Il appartient aux professeurs de l’enseignement secondaire de réagir contre cette tendance et, à propos de certaines questions, de retracer l’histoire des étapes si laborieusement conquises par la science sur l’ignorance ou le fanatisme » (Mangin, 1905 : 33).
Les occasions ne manquaient pas dans les programmes de sciences naturelles pour présenter des travaux historiques, qu’il s’agisse des recherches expérimentales sur la digestion avec Réaumur, Lazzaro Spallanzani, Nicolas Blondlot et Claude Bernard ou de l’histoire de la circulation avec Michel Servet et William Harvey. Mais les discours ne se traduisent guère dans les instructions officielles qui accompagnent les programmes et proposent seulement d’évoquer quelques grandes expériences historiques ou de citer quelques grands noms de la science pour leurs travaux et la grandeur morale de leur dévouement à la science. La contribution de l’histoire des sciences à la formation de l’esprit se réduit à un discours moralisateur et conduit à une histoire hagiographique des sciences.
La question de la méthode historique est évoquée à nouveau dans le cadre de la réforme de 1925, dite de l’égalité scientifique. Il s’agit de proposer le même programme de sciences pour les sections classiques et modernes de la sixième à la première. Si la méthode historique peut être un contrepoids aux excès de la méthode dogmatique, elle ne doit surtout pas s’y substituer et reste très cosmétique :
Nulle préoccupation historique ne doit intervenir, sauf si elle apporte de la clarté dans l’exposé ; il faut renoncer à toutes ces vieilleries qui alourdissent l’enseignement sans profit ; en revanche, il serait mauvais de laisser systématiquement dans l’ombre les noms des grands savants ; c’est avec fruit qu’on lira les pages les plus significatives de leurs œuvres quand l’occasion s’en présentera45.
Il en est de même dans les commentaires au cours d’anatomie et physiologie animales et végétales des classes de mathématiques et de philosophie : « La méthode historique qui, en raison de ses lenteurs, n’est généralement pas à recommander, présentera parfois, par ses approximations successives vers la vérité scientifique, des éléments intéressants pour la solution de quelques questions. »46
L’histoire des sciences, lorsqu’elle est évoquée, l’est davantage en tant que caution littéraire à un enseignement scientifique abstrait que comme démarche éducative, malgré sa défense publique par des grands noms de la science, tels Paul Langevin (1926) ou Émile Picard (Bensaude-Vincent, 2005). La revue L’enseignement scientifique (1927-1940), émanation d’universitaires, d’inspecteurs et de professeurs du secondaire qui militent pour un développement de l’enseignement scientifique, lance une enquête auprès de ses lecteurs en 1931 (Hulin, 2005). Les questions sont claires :
Est-il possible et souhaitable d’introduire l’histoire des sciences dans l’enseignement du second degré ? Quel doit être le rôle de l’histoire des sciences dans la formation des professeurs et comment organiser son enseignement dans les facultés ? Comment en faire profiter les futurs professeurs de sciences ? Dans quelle mesure ceux-ci pourront-ils en imprégner leur enseignement et augmenter ainsi sa valeur de culture générale ? Comment en faire profiter les futurs professeurs de lettres, en particulier les philosophes et les historiens, de manière à fournir à leur enseignement des bases plus solides et une matière plus riche ?
Pierre Brunet répond :
Je n’hésite pas à affirmer tout d’abord qu’il serait actuellement prématuré et absolument illusoire de demander l’introduction de l’histoire des sciences dans l’enseignement secondaire. Je ne songe pas, en écrivant cela, à la surcharge des programmes ; car un aménagement adéquat pourrait probablement écarter les difficultés. Mais j’estime que commencer par cette mesure serait demander à des professeurs d’enseigner ce qu’ils n’ont jamais appris. (Hulin, 2005 : 400)
La réforme Carcopino en 1941 restaurait les plans d’études de 1902 et créait une nouvelle classe de terminale baptisée sciences expérimentales. Les débats entre primauté de la méthode inductive ou de la méthode déductive relaient alors au second rang l’appui sur la dimension historique. Les instructions de 1947 pour la classe de terminale de mathématiques reviennent sur celle-ci pour la formation de l’esprit : « Nos jeunes gens ne doivent pas oublier que la Science s’est faite lentement au cours des siècles, que sa construction a exigé des efforts multiples, qu’elle s’est accompagnée de bien des tâtonnements et a subi de nombreux échecs avant d’atteindre sa forme actuelle qui ne saurait d’ailleurs être définitive. »47 Chaque chapitre peut être une occasion d’aborder des aspects historiques, mais ceux-ci ne figurent pas au programme des épreuves du baccalauréat.
Guy Lazerges, inspecteur général et agrégé de sciences physiques tentait en 1947 de réhabiliter la démarche historique :
Le style historique […] ne consiste pas à présenter dogmatiquement l’histoire d’une question, mais à placer les élèves en présence des faits qui initialement ont suggéré et permis de poser les problèmes, à les amener aux premières découvertes, à leur faire franchir les étapes successives marquées chacune par les noms d’un ou plusieurs savants, à les faire parvenir toujours en suivant les étapes de la pensée créatrice à l’état de la solution. De nombreux sujets peuvent et doivent être traités avantageusement par cette méthode. (Lazerges, cité par Hulin, 1984)
Méthodes inductive, déductive et historique doivent s’articuler. L’inspecteur général Charles Brunold, devenu directeur général de l’enseignement du second degré, réorganise cette distinction dans ses instructions de 1952. Il y distingue trois styles d’enseignement : dogmatique, historique et d’enquête ou de redécouverte. La méthode historique est idéale écrit-il, mais elle nécessite de disposer d’un temps d’enseignement bien supérieur à celui des plans d’études. Si elle ne peut constituer la méthode à suivre pour l’enseignement des sciences, elle doit inspirer une nouvelle démarche d’enseignement dans laquelle l’élève est amené à parcourir en accéléré « le chemin que les savants de toutes les époques ont suivi dans la même étude » (Brunold, 1960 : 29). Brunold défend une méthode de redécouverte.
La suppression des ordres primaires et secondaires, ainsi que la réorganisation générale de l’enseignement en 1959 (réforme Bérard) se font sans modification majeure des programmes et méthodes du secondaire général. La réforme du second cycle (réforme Fouchet), qui se met en place à partir de 1966, renforce l’enseignement des sciences dans les classes de première, mais les programmes ne font plus de références à l’histoire des sciences. Les trois démarches d’enseignement distinguées par Lazerges sont toutefois encore citées dans la brochure d’accompagnement des programmes. L’enseignant peut, s’il le souhaite, s’appuyer sur des éléments d’histoire des sciences, mais rien ne l’y incite vraiment. De fait, les auteurs des manuels scolaires de sciences naturelles, à l’occasion de l’étude de certains chapitres, tels ceux relatifs à l’hérédité ou à l’évolution des espèces, ne se privent pas de faire quelques références historiques à des auteurs ou expériences marquantes. Gregor Mendel et ses expériences d’hybridation des pois sont ainsi régulièrement cités, mais ses résultats et ses lois étant toujours valides en l’état, sa mention ne marque pas spécifiquement une préoccupation historique. Ces expériences historiques sont exploitées comme des expériences actuelles.
La réorganisation du premier cycle à partir de 1976 (réforme Haby ou réforme du collège unique) ne fait pas plus mention de l’histoire des sciences. Les travaux de la commission Lagarrigue ont un temps envisagé de faire une place à l’histoire des sciences dans l’enseignement des sciences physiques des sections littéraires, mais le projet n’a pas été soutenu. En revanche, les modifications des programmes des lycées en 1979, en laissant plus de liberté pédagogique aux enseignants de sciences des sections littéraires, ouvrent discrètement la porte à une introduction de l’histoire des sciences comme élément de culture générale dans les classes littéraires. Ainsi, les programmes de sciences physiques de premières littéraires suggèrent en 1982 d’éventuellement exploiter des expériences historiques en lieu et place d’expériences actuelles. Pour Danielle Fauque (1998), cette liberté nouvelle s’est traduite en initiatives individuelles qui ont permis de réconcilier avec la physique-chimie des élèves dits non-scientifiques. En biologie, plusieurs éditeurs introduisent dans leurs ouvrages scolaires des classes de première A (littérature, philosophie, langues) et de première B (économique et sociale) des pages « documentation » qui portent à l’occasion sur des éléments d’histoire des sciences pour souligner les liens entre cette discipline et la philosophie par exemple. Les manuels de biologie des classes scientifiques continuent pour leur part à mentionner ponctuellement quelques éléments d’histoire des sciences relatifs à l’étude de la théorie de l’évolution ou de la génétique, mais également des grandes fonctions (système nerveux, système digestif, milieu intérieur).
Ces initiatives sont alors portées par un mouvement universitaire qui souhaite intégrer l’histoire des sciences à ses propres formations scientifiques. La réforme du premier cycle universitaire permet depuis le début des années 1970 de proposer un enseignement de philosophie et histoire des sciences, et les journées d’études organisées par la SFHST à Nantes en 1980 sont l’occasion d’un premier bilan de mise en œuvre. Pour ces universitaires et enseignants militants, l’histoire des sciences doit devenir un instrument d’une meilleure compréhension de la pensée scientifique et d’une perpétuelle remise en cause des connaissances acquises (Rosmorduc éd., 1975).
Les recherches en didactique des sciences qui se développent à partir des années 1970 puisent également dans l’histoire des sciences pour analyser et discuter des représentations initiales qui constituent de possibles obstacles à la construction d’un savoir scientifique. Ces convergences favorisent les expérimentations et la réflexion commune. Nicole Hulin (1984) y voit un moment privilégié pour croiser les regards et développer les collaborations. Le bilan positif de cette libre expérimentation d’une introduction d’éléments d’histoire des sciences en classe de première littéraire n’est pas étranger, selon Fauque, à son entrée en 1993 dans les classes scientifiques.
La réforme des programmes des lycées de 1993 et le remplacement des classes de terminale D (biologie) et de terminale C (mathématiques) par une unique classe de terminale S (scientifique) s’accompagnent en effet d’une invitation à introduire dans l’enseignement des sciences physiques une dimension historique et culturelle.
L’enseignement doit faire ressortir que la physique est un élément de culture essentiel en montrant que le monde est intelligible et que l’extraordinaire richesse et complexité de la nature et de la technique peuvent être décrites par un petit nombre de lois universelles qui constituent une représentation cohérente de l’univers. Dans cet esprit, il doit faire appel à la dimension historique de l’évolution des idées en physique quelle que soit la classe48.
Les commentaires à l’étude du mouvement du centre d’inertie en première scientifique illustrent la forme que peut prendre cette approche historique : « L’importance du principe d’inertie, mis en évidence par Galilée, justifie la présentation historique et (ou) littéraire de quelques aspects de la vie d’un des plus grands physiciens (on peut voir avec profit La Vie de Galilée de Bertholt Brecht !) »49. Plus classiquement, il est proposé, dans l’option physique, une option sans contenus exigibles et avec une grande liberté pédagogique, d’étudier l’historique du passage d’un système géocentré à un système héliocentré. Pour Danielle Fauque (1998), « ce programme fait vraiment appel à l’histoire des sciences en classe de terminale scientifique ». Les expériences historiques sont clairement mentionnées dans les programmes et un texte historique peut figurer dans l’épreuve écrite du baccalauréat, comme ce fut le cas en 1996 dans l’académie de Paris. En sciences de la vie et de la Terre (SVT ; nouvelle appellation de la biologie-géologie), ni les programmes, ni les commentaires ne font mention de l’histoire des sciences. Ils insistent en revanche sur la nécessité de renforcer les activités pratiques et de favoriser, dans une démarche d’investigation, les activités d’observation et d’expérimentation classiques ou assistées par ordinateur50.
En 1998, les programmes d’enseignement, jugés trop lourds, sont aménagés avec un « recentrage sur les fondamentaux »51. L’histoire des sciences n’est pas exclue pour autant et les instructions officielles lui reconnaissent même une place particulière.
La science n’est pas faite de certitudes, elle est faite de questionnements et de réponses qui évoluent et se modifient avec le temps. […]. Dans bien des cas, rien ne peut remplacer l’exposé historique. […]. L’exposé historique permet de mesurer la difficulté que l’humanité a rencontrée pour résoudre des problèmes qui peuvent aujourd’hui sembler élémentaires. […]. Celui-ci a un côté culturel irremplaçable52.
Les instructions pour l’enseignement de la physique et de la chimie le trouvent même exceptionnel : « L’aspect historique de ces disciplines a un contenu culturel exceptionnel qui permet des développements pédagogiques intéressants et surtout motivants ; cela vaut pour la mécanique (Aristote, Galilée, Newton…) comme pour l’électricité ou la structure atomique (Démocrite, Mendeleev, Bohr…). » En SVT, le texte indique en préambule : « Les aspects culturels et sociétaux fondamentaux tant en biologie qu’en science de la planète seront soulignés [...]. L’histoire offrant dans ce domaine de réelles possibilités pédagogiques, il est nécessaire d’en exposer les développements, avec leurs hésitations. »53 Mais ces intentions ne sont guère reprises par la suite dans les contenus des programmes ou commentaires sur les méthodes. Le nouveau programme de SVT de la classe de seconde, publié en 1999 pour application à la rentrée 2000, commence par affirmer qu’il vise « à apporter les éléments de connaissance et plus largement de culture permettant de saisir les enjeux éthiques et sociaux auxquels est confronté le citoyen de notre temps », mais ne parle qu’une seule fois d’histoire des sciences, pour signaler que les expériences historiques sur la structure et les fonctions de l’ADN « ne sont pas au programme »54. Un des trois thèmes du programme de spécialité SVT de terminale scientifique s’intitule : « Des débuts de la génétique aux enjeux actuels des biotechnologies ». Il se démarque en revanche des programmes antérieurs par sa construction selon une perspective historique et épistémologique, et propose clairement d’étudier les apports historiques de Mendel puis des auteurs majeurs de l’histoire de la génétique55. Ce thème « est un moment privilégié pour aborder la nature des théories scientifiques : ce ne sont pas des réalités découvertes mais des constructions intellectuelles qui reflètent l’idée que l’on se fait de la réalité à un moment donné de l’histoire des sciences »56. L’élève « doit comprendre que les travaux de Mendel entraînent une rupture conceptuelle [et] réfutent l’hérédité par mélange ». « Il est nécessaire de situer les travaux de Mendel dans l’histoire des connaissances […]. À l’époque Mendel ne dispose pas des outils conceptuels qui lui permettraient d’aboutir à la distinction que nous faisons actuellement entre génotype et phénotype. » Pour ce qui est de l’enseignement de l’évolution dans le programme obligatoire de SVT de terminale, il est précisé que « la présentation et la discussion de différentes théories de l’évolution » ne sont pas exigibles57.
Les nouveaux programmes de SVT des classes de sixième pour la rentrée 2005 voient dans l’histoire des sciences une opportunité de motivation pour les élèves, en favorisant leur curiosité.
[Elle] permet de les faire réfléchir sur la façon dont se construisent les savoirs, de manière rarement linéaire et progressive mais par tâtonnements, par remise en cause de théories incomplètes ou erronées. C’est également une façon de prendre en considération les représentations et obstacles qui existent à chaque étape des apprentissages. Dans cette perspective, l’enseignement doit au moins intégrer une activité par niveau basée, sur un évènement scientifique de portée historique58.
Au-delà des éléments de motivation pour l’étude des sciences, ils y trouvent un intérêt pour faire réfléchir les élèves sur la façon dont se construisent les savoirs scientifiques et pour travailler en classe la question des représentations et des obstacles. La préoccupation didactique y est majeure. L’année suivante, les programmes de sciences des classes du cycle central (classes de cinquième et de quatrième) revendiquent la contribution de l’histoire des sciences à la construction de la culture scientifique attendue d’un élève à la sortie du collège. « La perspective historique donne une vision cohérente des sciences et des techniques et de leur développement conjoint. Elle permet de présenter les connaissances scientifiques comme une construction humaine progressive et non comme un ensemble de vérités révélées. Elle éclaire par des exemples le caractère réciproque des interactions entre sciences et techniques. »59 Comme toujours, il est difficile de retrouver la traduction des propos liminaires dans les contenus et orientations des programmes à l’échelle des disciplines. En physique-chimie, l’introduction générale en reprend l’idée : « L’enseignement doit faire ressortir que la physique et la chimie sont des éléments de culture essentiels en montrant que le monde est intelligible [...]. Dans cet esprit, il doit faire appel à la dimension historique de l’évolution des idées. »60 Mais, l’intention ne se traduit pas dans les contenus des programmes des matières elles-mêmes et renvoie à une intégration de la dimension historique dans le programme des thèmes de convergence (enseignement inclus dans les différentes disciplines et sans horaires spécifiques). La présentation des apports envisageables pour chacune des disciplines laisse la porte ouverte à des initiatives personnelles, sans plus de cadrages. Les activités proposées par le programme de SVT de la classe de sixième mentionnent trois fois l’histoire des sciences, mais pour des activités guère en phase avec les déclarations préalables sur l’intérêt de l’histoire des sciences : « exploitation des résultats d’un ensachage de fleurs », « conception et/ou réalisation de cultures expérimentales pour mettre en évidence des besoins nutritifs d’une plante chlorophyllienne », « mise en relation de l’évolution du concept de cellule et de l’évolution des techniques d’observation »61. Aucune des activités proposées dans le programme de cinquième ne se réfère à l’histoire des sciences. En classe de quatrième, une mention est faite à « l’analyse de documents concernant la théorie de Wegener » et une autre à « l’étude de textes et de dessins historiques montrant différentes conceptions de la reproduction humaine »62. L’intérêt pour l’introduction d’une perspective historique est bien limité. Elle relève entièrement des choix pédagogiques des enseignants.
La réforme des programmes des collèges de 2008 (introduction du socle commun de connaissances et de compétences) réaffirme le rôle d’une perspective historique dans la constitution d’une culture scientifique et technologique commune. « La perspective historique donne une vision cohérente des sciences et des techniques et de leur développement conjoint. Elle permet de présenter les connaissances scientifiques comme une construction humaine progressive et non comme un ensemble de vérités révélées. Elle éclaire par des exemples le caractère réciproque des interactions entre sciences et techniques. »63 Les programmes de SVT proposent de situer des découvertes scientifiques dans le temps, de mener une étude critique de textes historiques (sur la digestion ou la circulation sanguine par exemple en classe de cinquième ou sur l’évolution en classe de troisième) ou de représentations historiques (dessins historiques montrant différentes conceptions de la reproduction humaine en classe de quatrième) et d’exploiter des résultats d’expériences historiques (ablations, greffes d’organes en classe de quatrième)64. Ceux de physique et de chimie proposent, en annexe, des textes pour le professeur ou des documents pour l’élève autour d’une approche65 historique de l’électron, de l’atome, des phénomènes électromagnétiques ou de l’utilisation d’un alternateur. Cette proposition de ressources ne pouvait qu’être un plus pour des enseignants bien démunis sur ces sujets.
Le programme de physique-chimie de la classe de seconde générale et technologique de 2010 présente en préambule l’intérêt d’une mise en perspective historique.
La science a été élaborée par des hommes et des femmes, vivant dans un contexte temporel, géographique et sociétal donné. En remettant en cause les conceptions du monde et la place de l’Homme, son progrès s’est souvent heurté aux conservatismes, aux traditions, aux arguments d’autorité, aux obscurantismes de toutes sortes. En ce sens, faire connaître à l’élève l’histoire de la construction de la connaissance scientifique est source d’inspiration pour la liberté intellectuelle, l’esprit critique et la volonté de persévérer. Elle est également une école d’humilité et de patience dans la mesure où cette histoire s’est accompagnée d’un impressionnant cortège d’hypothèses fausses, de notions erronées autant que de controverses passionnées. L’approche historique montre que la science moderne, qui transcende les différences culturelles, est universelle et qu’elle est désormais le bien de l’humanité tout entière66.
Cet intérêt se traduit dans les programmes par la mention de l’étude des aspects historiques des extractions, séparations et identifications d’espèces chimiques dans la colonne « notions et contenus ». Le programme de SVT de cette même classe entend concilier sa démarche d’investigation défendue depuis des années et la démarche historique.
L’approche historique d’une question scientifique peut-être une manière originale de construire une démarche d’investigation. L’histoire de l’élaboration d’une connaissance scientifique, celle de sa modification au cours du temps, sont des moyens utiles pour comprendre la nature de la connaissance scientifique et son mode de construction, avec ses avancées et éventuelles régressions. Il conviendra de veiller à ce que cette approche ne conduise pas à la simple évocation d’une succession événementielle et à ne pas caricaturer cette histoire au point de donner une fausse idée de la démonstration scientifique : si certains arguments ont une importance historique majeure, il est rare qu’un seul d’entre eux suffise à entraîner une évolution décisive des connaissances scientifiques ; de même, il serait vain de prétendre faire « réinventer » par les élèves, en une ou deux séances, ce qui a nécessité le travail de plusieurs générations de chercheurs67.
Concrètement, les enseignants sont invités à mettre en œuvre une démarche historique pour l’étude de certains thèmes de SVT, telles, en classe de seconde, l’étude de la structure de l’ADN et de la nature du message codé ou la construction du modèle de la boucle de régulation nerveuse. L’enseignement de sciences des classes de première des séries économique et sociale et littéraire propose de s’appuyer à l’occasion sur des textes historiques pour aider les élèves à comprendre la genèse et l’évolution de certains concepts68. Les SVT comportent une « approche historique de la conception de la vision » ou de la transformation et de la conservation des aliments. En classe de première de l’enseignement scientifique, le programme de physique-chimie réaffirme son intérêt didactique pour une perspective historique :
Sans tomber dans la systématisation, l’enseignant peut utiliser l’approche historique comme démarche didactique destinée à mettre la science en contexte et en culture. Cette approche montre en outre l’obstacle épistémologique opposé à la connaissance par les apparences sensibles, qui se retrouve dans les blocages créés par les représentations a priori des élèves. Ceux-ci peuvent en retour être rassurés par le spectacle des erreurs commises par de grands esprits tout au long de l’histoire de la pensée scientifique. L’histoire des sciences montre également la diversité de la démarche scientifique, qui ne se réduit pas à une progression séquentielle : observation – modélisation – vérification (ou réfutation), illustrée par la démarche d’investigation, qui est d’essence pédagogique. La réalité historique est beaucoup plus complexe69.
Cela ne se traduit dans les programmes que par une mention lors de l’étude de la notion de champ. Les programmes de SVT pour cette classe de première scientifique vont en revanche beaucoup plus loin en proposant l’étude de l’histoire du modèle de la tectonique des plaques. « Il s’agit, en s’appuyant sur une démarche historique, de comprendre comment ce modèle a peu à peu été construit au cours de l’histoire des sciences et de le compléter. »70 Cet exemple doit conduire les élèves à « comprendre quelques caractéristiques du mode de construction des théories scientifiques ». Cette étude historique est limitée à quelques étapes significatives de l’histoire du modèle de la tectonique des plaques, au risque parfois d’une vision tronquée, voire réductrice (Savaton, 2011). Cette proposition d’étude de l’histoire d’un modèle scientifique est une première pour l’enseignement des SVT : elle est supprimée en 2019.
L’approche par compétences qui marque la réforme de 2010 des lycées s’est traduite par une volonté de réduire les volumes des connaissances à acquérir pour privilégier les apprentissages méthodologiques. Les instructions pour la classe de terminale de SVT de 2011 argumentent ce choix par celui de développer l’approche historique de la construction des savoirs : « Si les connaissances scientifiques à mémoriser sont raisonnables, c’est pour permettre aux enseignants de consacrer du temps pour faire comprendre ce qu’est le savoir scientifique, son mode de construction et son évolution au cours de l’histoire des sciences. »71 Mais, une fois de plus, la traduction de cette intention laisse à désirer : aucune mention explicite à l’histoire des sciences, alors que les thèmes scientifiques étudiés s’y prêtent fort bien et que mention est faite en classes de seconde et de première.
Les programmes de SVT des collèges sont à nouveau modifiés en 2016. « Identifier par l’histoire des sciences et des techniques comment se construit un savoir scientifique » fait désormais partie des compétences à travailler. En cycle 4, le programme précise que le thème La Terre dans le système solaire « se prête à l’histoire des sciences, lorsque l’élève situe, dans son contexte historique et technique, l’évolution des idées, par exemple sur la forme de la Terre, sa position par rapport au soleil, la dérive des continents »72. Explicitement ou implicitement l’enseignant est invité pour chacun des grands thèmes du programme à introduire à un moment ou un autre une perspective historique. Il est encouragé également à travailler en lien avec ses collègues d’histoire, de physique-chimie et de mathématiques sur les théories scientifiques et les changements de vision du monde, et notamment sur Alfred Wegener et la dérive des continents, et Charles Darwin et l’évolution.
Les programmes d’enseignement des sciences de 2019 s’inscrivent dans la continuité des objectifs généraux des décennies précédentes : aider à la construction d’une culture scientifique commune fondée sur des connaissances considérées comme valides tant qu’elles résistent à l’épreuve des faits (naturels ou expérimentaux) et des modes de raisonnement propres aux sciences ; participer à la formation de l’esprit critique et à l’éducation citoyenne par la prise de conscience du rôle des sciences dans la compréhension du monde et le développement de qualités intellectuelles générales par la pratique de raisonnements scientifiques ; préparer les futures études supérieures de ceux qui poursuivront après le baccalauréat dans des filières scientifiques73.
La nouveauté vient de la suppression des sections au profit d’un enseignement commun avec des choix d’enseignements de spécialités. Les combinaisons de disciplines qui caractérisaient les plans d’études des lycées sont remplacées par des combinaisons personnalisables et évolutives sur les trois années du lycée. Mais, dans le même temps, par souci d’assurer un socle commun de connaissances, et notamment une culture scientifique commune, un enseignement obligatoire des sciences est construit en voie générale. Il regroupe autour de quelques thèmes les mathématiques, les sciences physiques et chimiques, et les SVT. À celui-ci peut s’ajouter, selon les choix des élèves, des enseignements disciplinaires spécialisés, et notamment des enseignements de mathématiques, sciences physiques et chimiques et SVT. Notre propos se bornera à l’analyse de la place de l’histoire des sciences dans cet enseignement commun des sciences et dans les enseignements scientifiques spécialisés.
« L’histoire des sciences raconte une aventure de l’esprit humain, lancé dans une exploration du monde [la science pour savoir] et dans une action sur le monde [la science pour faire] » annonce le Conseil supérieur des programmes (CSP) dans le préambule de sa présentation de l’enseignement scientifique commun de la classe de terminale de la voie générale. « La science construit peu à peu un corpus de connaissances grâce à des méthodes spécifiques : elle élabore un ensemble de théories, établit des lois, invente des concepts, découvre des mécanismes ; cet ensemble se perfectionne par la confrontation à des faits nouvellement connus, souvent en lien avec l’évolution des techniques. Le savoir scientifique est une construction collective qui a une histoire. » 74« La compréhension de l’histoire des savoirs scientifiques et de leur mode de construction, la pratique véritable d’une démarche scientifique (y compris dans sa dimension concrète) développent des qualités de l’esprit utiles à tous. »75 « L’enseignement scientifique s’appuie sur l’histoire des sciences et s’ancre dans la pratique de démarches scientifiques. Il vise à développer chez chaque élève un esprit rationnel, autonome et éclairé, à même de l’aider à prendre sa place en tant que personne et en tant que citoyen. »76
Les textes qui cadrent et encadrent les programmes d’enseignement des sciences au lycée affichent clairement leur intention de faire de la compréhension de la nature du savoir scientifique et de ses méthodes d’élaboration un des objectifs généraux de formation. L’acquisition de savoirs et savoir-faire scientifiques doit être en permanence associée à la compréhension de leur nature et de leur construction. La question de la Nature of Science (NoS), pour reprendre l’expression anglaise, est centrale. Son étude peut s’appuyer sur l’histoire et l’épistémologie des sciences, mais aussi sur la philosophie ou la sociologie des sciences. En classe de terminale, l’étude des questions d’épistémologie et d’éthique peut être l’occasion d’un éclairage conjoint des enseignements de sciences et de philosophie. C’est dans ce cadre que le CSP suggère de s’appuyer sur une histoire raisonnée des sciences.
L’une des manières de comprendre comment se construit le savoir scientifique est de retracer le cheminement effectif de sa construction au cours de l’histoire des sciences. Il ne s’agit pas de donner à l’élève l’illusion qu’il trouve en quelques minutes ce qui a demandé le travail de nombreuses générations de chercheurs, mais plutôt, en se focalisant sur un petit nombre d’étapes bien choisies de l’histoire des sciences, de faire comprendre le rôle clé joué par certaines découvertes. Le rôle prépondérant joué parfois par tel ou tel chercheur sera souligné. Ce sera aussi l’occasion de montrer que l’histoire du savoir scientifique est une aventure humaine. Des controverses, parfois dramatiques, agitent la communauté scientifique. Ainsi, peu à peu, le savoir progresse et se précise77.
Ces phrases sont l’écho direct de textes officiels déjà fort anciens et cela ne manque pas de nous interroger sur leur réactualisation et sur leur chance d’être entendues aujourd’hui après avoir été négligées hier.
Les programmes de l’enseignement scientifique des classes de première et de terminale de la voie générale sont construits sur le même modèle. Aux programmes classiques se substituent un programme par grandes thématiques favorables au croisement des approches et des contenus plus traditionnels des disciplines scientifiques. L’objectif prioritaire est de concilier des objectifs généraux de formation, transdisciplinaires et des objectifs d’acquisition de connaissances thématiques, interdisciplinaires. Par objectifs généraux de formation, il faut entendre le triptyque « comprendre la nature du savoir scientifique et ses méthodes d’élaboration » (objets et méthodes), « identifier et mettre en œuvre des pratiques scientifiques » (pratiques), « identifier et comprendre les effets de la science sur les sociétés et sur l’environnement » (rapports science et société). Chacun des thèmes à étudier doit être abordé à partir d’une réflexion historique, éthique ou économique préalable pour donner du sens en situant les sujets dans leurs rapports science et société. La dimension historique des savoirs est clairement revendiquée. En classe de première, l’étude de la matière doit articuler les éléments chimiques, les cristaux et les cellules vivantes, l’étude du Soleil réunit rayonnement solaire, bilan radiatif terrestre, photosynthèse et bilan thermique du corps humain, l’étude de la Terre comprend celle de sa forme, de son âge et de sa place dans l’Univers. Enfin, un quatrième thème porte sur le son et la musique et réunit l’étude du phénomène vibratoire, l’art de faire entendre les nombres et les techniques numériques de codage. Le programme de ces quatre thèmes propose des pistes historiques à travers des noms de savants contributeurs ou des observations et mesures déterminantes pour l’histoire de la construction de ces concepts. En classe de terminale, les programmes attendent un rapprochement de cet enseignement avec celui de la philosophie en ce qui concerne les questions d’épistémologie et d’éthique. Les trois thèmes retenus sont : Science, climat et société, le futur des énergies et une histoire du vivant. La rubrique histoire, enjeux et débats propose quelques pistes du champ de l’histoire des techniques (histoire de la distribution de l’énergie électrique, essor de l’électromagnétisme au
Les programmes disciplinaires de physique-chimie sont assez proches dans les thématiques et l’orientation de la classe de première de celles de l’enseignement scientifique commun : constitution et transformations de la matière, mouvements et interactions, énergie, ondes et signaux. « Dès qu’elle est possible, une mise en perspective des savoirs avec l’histoire des sciences et l’actualité scientifique est fortement recommandée » précise le texte aussi bien en classe de seconde, que de première et terminale générales, mais sans traduction explicite dans les programmes présentés sous forme de contenus et de capacités exigibles78. La proximité avec l’enseignement scientifique commun peut encourager à reporter sur celui-ci l’approche science et société. L’enseignant est invité à introduire des éléments d’histoire des sciences, mais cela relève entièrement de ses choix personnels.
Les programmes disciplinaires de SVT sont un peu plus explicites. Une mention est faite dans le programme de la classe de seconde à l’occasion de l’étude des hormones sexuelles et des neurohormones hypothalamo-hypophysaires. En classe de première, les textes invitent à « présenter une démarche historique sur l’identification ou la composition chimique des chromosomes », et à « mener une démarche historique ou une étude documentaire sur le séquençage des macromolécules » ou sur « la découverte des ARN messagers »79. En classe de terminale, la démarche historique est évoquée une fois à propos de l’étude de la régulation de la glycémie, en proposant de réaliser un protocole expérimental à partir de l’expérience historique de Claude Bernard, dite du « foie lavé ». Au bilan, la prise en considération des apports de la méthode historique est bien limitée.
Les programmes disciplinaires de mathématiques font sensiblement plus de place à certains aspects de l’histoire des mathématiques, surtout en terminale où l’histoire de la discipline et la démarche historique trouvent régulièrement leur place dans les contenus scientifiques et les démarches pédagogiques. La référence à l’histoire des connaissances y est historiquement mieux ancrée.
Si les discours généraux de la réforme de 2019 insistent sur l’intérêt d’une mise en perspective historique des savoirs scientifiques, force est de constater que cela ne se traduit guère dans les programmes. Ce qui peut sembler être un gain avec la création d’un enseignement scientifique commun ne fait au mieux qu’équilibrer ce qui est perdu au sein de certains enseignements disciplinaires. L’approche historique et épistémologique du modèle de la tectonique des plaques en classe de première scientifique a été supprimée. On peut se dire que son traitement n’a sans doute jamais été à la hauteur des attentes, mais sa disparition signe un recul, au moins dans les ambitions affichées. Les raisons de cette régression nous interrogent sur les réelles chances de mise en œuvre des programmes de 2019.
Les enseignants de ces disciplines sont-ils en mesure d’introduire une perspective historique dans leur enseignement scientifique ? Anne Burban, inspectrice générale de mathématiques, répondait en mai 2019 lors des journées du Plan national de formation consacrées à la mise en œuvre de ce nouvel enseignement scientifique commun : « Nous sommes parfaitement conscients que les professeurs n’ont pas une culture initiale qui leur permette de le faire sans appuis, sans aides […], sans ressources. » Henri Bouasse, agrégé de physique, écrivait en 1896 à propos de l’intérêt de développer ou non la méthode historique : « Mais, à quoi bon discuter la méthode ; elle est inapplicable en fait. Je ne voudrais blesser ni mes collègues ni moi-même par un examen de conscience trop sévère ; mais combien parmi nous seraient capables d’un tel enseignement, à supposer qu’il soit le meilleur » (Bouasse, cité par Hulin, 1984 : 21). Bouasse, très critique vis-à-vis d’un éventuel enseignement de l’histoire des sciences, dénonçait l’absence de formation en histoire des sciences des professeurs de sciences et déplorait qu’aucune épreuve ne vienne vérifier ces connaissances lors du concours de l’agrégation. Comment leur demander d’enseigner ce qu’ils n’ont pas appris et ce que les concours ne vérifient pas, s’interrogeait-il ?
La place et l’évolution historique de l’histoire des sciences dans les plans d’études et programmes scolaires de science conduit inévitablement à se poser la question des conditions de la mise en œuvre de ces programmes, et par conséquent celle de la formation des enseignants. Nicole Hulin concluait son article de 1984 en écrivant : « Le problème fondamental qui se pose est celui de la formation des maîtres […]. Pour effectuer un enseignement d’histoire des sciences, il faut une double connaissance de l’histoire et de la science. Il faut noter l’absence de documents appropriés à l’usage des professeurs, c’est-à-dire des morceaux choisis accompagnés de commentaires » (Hulin, 1984 : 24).
Depuis plus de deux siècles d’enseignement des sciences dans le secondaire, la question de l’enseignement de l’histoire de ces sciences a été régulièrement soulevée. Les instructions officielles n’ont jamais proposé d’ajouter à l’enseignement des sciences un enseignement distinct d’histoire des sciences, mais d’introduire des éléments d’histoire pour replacer les sciences dans une histoire humaine, pour l’associer à des valeurs morales, pour la faire participer à la formation d’un esprit rationnel, pour constituer des humanités scientifiques, pour réduire l’abstraction excessive d’un enseignement dogmatique, pour éveiller la curiosité, donner de l’intérêt, motiver, modifier des représentations erronées, faire réfléchir aux conditions de construction des savoirs scientifiques, développer l’esprit critique, apprendre à distinguer la science des croyances, former des citoyens modernes… L’étude des sciences par la méthode historique n’a jamais été proposée, car d’emblée on a jugé que cette méthode nécessitait beaucoup trop de temps pour être compatible avec le volume des connaissances que l’on souhaitait faire étudier et le volume des plans d’études. Tout juste a-t-on envisagé de s’en inspirer à travers une méthode de reconstruction en accéléré de la marche des sciences. La proximité entre l’histoire des sciences et l’épistémologie dans son acceptation française a porté un intérêt à l’histoire pour l’identification d’obstacles épistémologiques indicateurs d’obstacles au cours des apprentissages. Le développement des recherches en didactique des sciences à partir des années 1970, marquées par un ancrage dans une épistémologie bachelardienne, a renouvelé l’intérêt pour l’histoire des sciences comme outil d’une réflexion critique sur la nature des savoirs et des apprentissages scientifiques, mais l’a aussi orientée vers une épistémologie historique très spécifique. La massification et la démocratisation de l’enseignement secondaire dans le même temps ont conduit à reconsidérer les méthodes, les outils et les formes des enseignements-apprentissages ouvrant la porte à des innovations pédagogiques et didactiques qui ont pu s’appuyer parfois sur l’histoire des sciences.
À la lecture des travaux des historiens de l’enseignement, et plus spécifiquement de ceux portant sur l’histoire des sciences dans l’enseignement secondaire, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur la réelle nouveauté méthodologique des réformes successives des programmes. Est-on arrivé au bout d’une longue marche ou l’horizon ne cesse-t-il de s’éloigner quand on l’approche ? Qu’y a-t-il de nouveau dans les programmes et instructions ?
Peut-on raisonnablement considérer que l’histoire des sciences alimente aujourd’hui une réflexion au sein de nos enseignements scolaires sur la nature des sciences ? Peut-on plus modestement même considérer que s’appuyer sur un texte historique relatant une expérience, décrivant un protocole ou des résultats, développant l’argumentation d’une conclusion est désormais une pratique courante ? Nombreux sont les travaux, discours et publications qui ont discuté de l’intérêt de l’histoire des sciences dans l’enseignement scolaire ou universitaire des sciences. Historiens, épistémologues, philosophes et scientifiques ont défendu et défendent une prise en compte de l’histoire et de l’épistémologie des sciences dans les enseignements-apprentissages de sciences, mais pour autant les orientations et pratiques d’enseignement n’évoluent guère en ce sens.
On ne peut dès lors s’empêcher de s’interroger sur les raisons de cet immobilisme ou tout au moins de cette extrême lenteur à faire bouger les lignes. Les programmes et instructions ne suffisent pas à faire changer les pratiques tant qu’ils ne sont pas portés par une adhésion des enseignants et celle-ci ne peut être acquise tant que ces derniers ne se sentiront pas en mesure de les mettre en œuvre par manque de formation et de ressources. On sait cela et on sait aussi que la formation initiale et continue en histoire des sciences est souvent indigente voire inexistante. Peut-on sérieusement croire que la mise à disposition de ressources en histoire des sciences, même construites spécifiquement à partir des attendus des programmes d’enseignement, puisse suffire à un enseignant qui n’aurait pas suivi une formation minimale en histoire des sciences ? Cette question a été régulièrement soulevée, mais aujourd’hui comme hier on ne peut que constater que les cursus universitaires des professeurs de sciences ne font guère de place à des enseignements d’histoire ou d’épistémologie des sciences, que la formation au métier d’enseignant et la préparation aux concours d’enseignants n’y portent que peu d’attention, que les concours eux-mêmes, malgré des questions orientées parfois vers des problématiques historiques ou épistémologiques, se suffisent par nécessité de réponses bien éloignées des possibles attendus. Que dire également des moyens de la formation continue ? Le rapport Bancel de 1989 et les textes de la réforme de la formation des enseignants de 2002 affirmaient que l’enseignant devait être à la fois un spécialiste de sa discipline, de son histoire et de son épistémologie. Ils servirent d’appui à bien des propositions de stages de formation continue en histoire des sciences inscrits aux plans académiques de formation (PAF). Combien de stages de ce genre figurent encore aujourd’hui dans ces catalogues de formation ? Que reste-t-il du bilan qu’établissait Danielle Fauque aux journées ReForEHST de 2006 (Fauque, 2006) ? Comment dès lors attendre d’un enseignant qu’il se forme seul, par la suite, hors de tout cadre académique garant de situations d’échanges avec un référent, avec un chercheur en histoire ou épistémologie des sciences ?
Une faiblesse récurrente des orientations des programmes d’enseignement tient au fait qu’ils n’anticipent pas les nouvelles connaissances et compétences qu’ils mettent en jeu et ne s’assurent pas avant leur publication que les enseignants concernés sont prêts pour leur mise en œuvre. Les exemples historiques sont légion, le cas de l’histoire des sciences n’est pas différent, mais il est récurrent. En 1907, lorsque Jules Tannery, alors sous-directeur de l’école normale supérieure publie le programme de 1892 de son frère décédé (Tannery, 1907), il écrit en introduction :
Il faut bien avouer qu’aujourd’hui, comme il y a quinze ans, l’enseignement de cette histoire est impossible dans nos lycées, parce que le personnel n’est pas préparé. Il faut tout d’abord organiser la préparation. On a jugé avec raison que l’histoire de l’enseignement et des doctrines pédagogiques était indispensable à ceux qui veulent être professeurs ; elle est, aujourd’hui, admirablement exposée ; mais l’histoire de ce qu’ils auront à enseigner est-elle moins nécessaire aux futurs maîtres ? Peuvent-ils continuer d’en ignorer les grands traits ?
La formation initiale, la formation continue, la mise à disposition de ressources pour l’enseignement sont des conditions nécessaires pour envisager l’intégration d’une perspective historique et épistémologique dans les enseignements des sciences du secondaire. Réformer les programmes d’enseignement ne peut y suffire.