Éloge d’une « physique de l’éphémère »
Introduction aux mouvements planétaires et à la relativité restreinte à partir d’une démarche historique mettant en valeur des phases de transitions dans l’élaboration des connaissances
Christian
Nous nous proposons d’éclairer des moments clés de l’histoire de la pensée scientifique, qui ne sont pas passés à la postérité car ils n’ont joué de rôle que sur une durée limitée, et de les utiliser à des fins d’enseignement. Cette approche, qui demande une connaissance historique détaillée, permet de reformuler les objectifs d’apprentissage en immergeant élèves et étudiants dans le processus scientifique créatif au cours duquel des hypothèses théoriques sont testées. D’un point de vue épistémologique, notre approche réintroduit une continuité dans l’histoire des idées scientifiques et permet d’établir un dialogue entre des connaissances autrement présentées de manière cloisonnée. Ainsi, pour un public connaissant les bases de la mécanique newtonienne, le renvoi à l’utilisation de l’« équant » dans un modèle héliocentrique par Johannes Kepler permet d’introduire, à partir de la trajectoire circulaire, l’idée de mouvements planétaires elliptiques ; celui à l’utilisation du « temps local » de Hendrik Antoon Lorentz de 1895 permet d’introduire le caractère non absolu du temps et de l’exploiter dans un cadre relativiste. Rétrospectivement, la physique mise en jeu, au regard de la théorie « exacte », constitue une approximation au premier ordre dans les variables physiques du problème (l’excentricité e dans le premier cas ; le rapport V/c~10–4 dans le second).
Mots-clés : équant, Kepler, temps local, Lorentz, Poincaré
Le recours à l’histoire des sciences (en particulier l’histoire des idées scientifiques) est préconisé aujourd’hui dans les programmes d’enseignement secondaire, notamment dans le programme commun d’enseignement scientifique en classes de première et terminale. Le réseau des instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (Inspé), via son premier « Formathon » organisé en juin 2022 dans le cadre du « Printemps de la recherche en éducation », a lancé une réflexion sur la mobilisation de l’histoire des sciences dans différents contextes d’enseignement du secondaire, à laquelle ont participé des inspecteurs pédagogiques régionaux, des enseignants et des enseignants-chercheurs de diverses spécialités. Commençons par rappeler brièvement quelques enjeux autour de cette introduction.
L’intérêt d’introduire l’histoire des sciences dans l’enseignement a été l’objet de nombreux débats par le passé. Dès 1902, la réforme Georges Leygues de l’enseignement a insisté sur le rôle de l’histoire des sciences dans la transmission des savoirs, en particulier pour des publics non scientifiques. Nous renvoyons le lecteur au texte de Pierre Savaton, dans le présent volume, pour une mise en perspective de la place de l’histoire des sciences dans l’enseignement français. Outre-Atlantique, cette place a été discutée dès la seconde moitié du
Il ne s’agit pas dans cette contribution au présent volume de revenir sur les différentes modalités d’introduction de l’histoire des sciences et les nombreuses réalisations auxquelles elles ont donné lieu ; celles-ci ont en général en commun d’opérer dans un cadre bien défini : les attendus des enseignements sont fixés et délimités par les enjeux actuels de la discipline, et le schéma historique, lorsqu’il est mobilisé, met souvent l’accent sur des points passés à la postérité. Ce que nous interrogeons ici, par le biais d’une analyse historique précise, et dans une posture inversée en quelque sorte, c’est le contenu lui-même des savoirs à enseigner dès lors qu’ils sont précisément éclairés par l’histoire des sciences. L’objectif principal de cette démarche peut être perçu comme étant d’aider l’élève ou l’étudiant à mieux cerner le caractère évolutif de la pensée scientifique, en lui donnant accès à des moments clés de la science en train de se faire, et de le mettre ainsi en position de participer à une phase de création scientifique. Cette mise en situation demande corrélativement à reformuler les méthodes analytiques employées pour résoudre les problématiques posées et les rendre ainsi accessibles à des étudiants contemporains, en leur permettant d’en apprécier les enjeux. Nous illustrerons cette démarche dans les sections II et III à partir de deux exemples importants dans le domaine de la physique : les mouvements planétaires et la théorie de la relativité.
Notre approche s’accompagne d’un positionnement épistémologique spécifique. En effet, dès lors que sont discutés son intérêt pour l’enseignement et ses modalités, l’histoire des sciences n’échappe pas à une mise en relation avec l’épistémologie et la philosophie des sciences. Rappelons très schématiquement que la période moderne a été marquée au
Les physiciens français nous semblent plutôt enclins à favoriser (du moins implicitement), notamment à la suite des travaux de Gaston Bachelard ([1934] 2013, [1938] 2004), un regard qu’on pourrait qualifier de « présentiste » sur l’évolution des idées scientifiques. Cela s’observe en particulier à travers la place minime, voire inexistante, que les formations scientifiques consacrent en général dans le curriculum des étudiants de licence et de master à l’histoire des sciences (même si on peut trouver quelques contre-exemples), et à travers l’assimilation de l’histoire des sciences à une simple culture scientifique : l’histoire des sciences n’est pas mobilisée comme pouvant participer à la réflexion scientifique elle-même, mais est, au mieux, conçue comme une forme additionnelle à la transmission des connaissances. Rappelons que l’objectif de Bachelard, qui vivait à une époque ayant vu triompher la théorie de la relativité générale d’Albert Einstein et la mécanique quantique, était de montrer « que dans le détail des connaissances comme dans la structure générale du savoir, la science physique contemporaine se présente avec une incontestable nouveauté » (Bachelard, [1934] 2013 : 22). Cela l’a conduit à écrire, par exemple, que « c’est le cas, répétons-le, pour la conception einsteinienne dont la richesse et la valeur complexe font soudain apparaître la pauvreté de la conception newtonienne » (Bachelard, [1934] 2013 : 146). Une trentaine d’années plus tôt, le savant, mathématicien et physicien Henri Poincaré, mettait en garde, par anticipation, à l’égard d’une telle attitude dans l’enseignement, en conclusion de ses conférences consacrées à la « mécanique nouvelle », par exemple lors de sa conférence pour l’Association française pour l’avancement des sciences à Lille :
Pour conclure, il serait prématuré, je crois, malgré la grande valeur des arguments et des faits érigés contre elle, de regarder la mécanique classique comme définitivement condamnée. Quoi qu’il en soit, d’ailleurs, elle restera la mécanique des vitesses très petites par rapport à la vitesse de la lumière, la mécanique donc de notre vie pratique et de notre technique terrestre. Si cependant, dans quelques années sa rivale triomphe, je me permettrai de vous signaler un écueil pédagogique que n’éviteront pas nombre de maîtres, en France, tout au moins. Ces maîtres n’auront rien de plus pressé, en enseignant la mécanique élémentaire à leurs élèves, que de leur apprendre que cette mécanique-là a fait son temps, qu’une mécanique nouvelle, où les notions de masse et de temps ont une toute autre valeur, la remplace ; ils regarderont de haut cette mécanique périmée que les programmes les forcent à enseigner et feront sentir à leurs élèves le mépris qu’ils lui portent.
Je crois bien cependant que cette mécanique classique dédaignée sera aussi nécessaire que maintenant et que celui qui ne la connaîtra pas à fond ne pourra comprendre la mécanique nouvelle [théorie de la relativité restreinte]. (Poincaré, 1909 : 177)
Les physiciens connaissent aussi globalement l’approche de Kuhn en termes de « paradigmes » (même s’il lui a été reproché de ne pas en avoir donné une définition suffisamment claire). Dans La structure des révolutions scientifiques (Kuhn, [1970] 1983), l’auteur met ainsi l’accent sur le rôle de la communauté scientifique dans le processus de validation – d’acceptation par les pairs – d’une théorie. Dans cette perspective plus sociologique, le travail ordinaire d’un chercheur est de pratiquer une « science normale », en ciblant des problèmes types et en utilisant des méthodes de résolution standard dans un cadre théorique établi. Les physiciens évoluent dans ce « paradigme » jusqu’à ce qu’une « anomalie » vienne « contredire les résultats attendus dans le cadre du paradigme qui gouverne la science normale » (Kuhn, [1970] 1983 : 83). Concernant la théorie de la relativité restreinte, Kuhn nous dit :
Les études de Maxwell sur le comportement électromagnétique des corps en mouvement ne faisaient pas intervenir l’entraînement de l’éther [le milieu hypothétique de la propagation de la lumière] et il s’avéra très difficile d’introduire cet entraînement dans la théorie. En conséquence, toute une série d’observations antérieures conçues pour déceler le mouvement à travers l’éther parurent anormales. Peu après 1890, on vit donc naître toute une série de tentatives, aussi bien expérimentales que théoriques, pour déceler le mouvement par rapport à l’éther et pour inclure dans la théorie de Maxwell la rigidité de l’éther. Les premières aboutirent uniformément à des échecs […]. Les dernières semblèrent au début plus prometteuses, en particulier celles de Lorentz et Fitzgerald, mais elles mirent en évidence d’autres énigmes et le résultat final fut précisément une prolifération de théories concurrentes qui sont les signes concomitants d’une crise. C’est sur cet arrière-plan historique qu’apparut en 1905 la théorie de la relativité restreinte d’Einstein. (Kuhn, [1970] 1983 : 110-111)
Cette présentation historique, quelque peu schématique de la période qui a précédé l’émergence de la théorie de la relativité restreinte, autoalimente le fait même que Kuhn veut mettre en évidence : les changements de paradigmes et leur incommensurabilité, à travers des « révolutions », ici avec un avant et un après 1905 distincts. La théorie de la relativité restreinte y apparaît ainsi abruptement, sans lien fort avec ce qui la précède. Pourtant, aux dires même d’Einstein, sa théorie s’inscrit dans une forme de continuité :
Des exemples du même genre [à l’induction électromagnétique], ainsi que les expériences entreprises pour démontrer le mouvement de la Terre par rapport au « milieu où se propage la lumière » et dont les résultats furent négatifs, font naître la conjecture que ce n’est pas seulement dans la mécanique qu’aucune propriété des phénomènes ne correspond à la notion de mouvement absolu, mais aussi en électrodynamique. Pour tous les systèmes de coordonnées pour lesquels les équations mécaniques restent valables, les lois électrodynamiques et optiques gardent également leur valeur ; c’est ce qui a déjà été démontré pour les grandeurs au premier ordre [en V/c]. (Einstein, [1905] 1925 : 2)
« L’approximation au premier ordre des grandeurs » sera précisément le sujet de notre discussion à la section III consacrée à la relativité. Du point de vue de l’enseignement de la théorie de la relativité, l’introduction de ruptures conceptuelles empêche la mise en place de toute démarche d’enseignement apte à suivre dans les faits le développement de l’esprit scientifique, à un moment particulièrement important : l’enseignant n’a dès lors plus aucun moyen de faire dialoguer les paradigmes entre eux. Les approches bachelardienne et kuhnienne, qui insistent sur des ruptures, introduisent une forme d’étanchéité, de cloisonnement et une relation d’ordre présentiste entre les connaissances, peut-être justifiables d’un point de vue philosophique ou épistémologique, mais qui enferment élèves et étudiants dans des schémas de pensée figés ; dans le champ de l’enseignement, il nous semble que ces approches (implicites dans les programmes) peuvent être considérées comme en partie responsables des échecs répétés de l’introduction de la relativité restreinte dans le secondaire.
Notre objectif est de montrer que l’on peut avoir, dans l’enseignement, un intérêt à revenir à une analyse historique détaillée, plus fidèle, pour concevoir de nouvelles modalités d’apprentissage. Notre approche met l’accent sur de petites évolutions – à défaut de révolutions – que l’on pourrait qualifier de « glissements conceptuels », qui sont autant d’étapes qui se sont avérées nécessaires à l’émergence du nouveau paradigme (alors même que celui-ci n’est pas encore identifié comme tel) et dont la trace se retrouve dans la théorie finale (pour un œil averti). Notre approche réintroduit une composante historique « continuiste » pour apprécier l’évolution des idées scientifiques, beaucoup plus familière aux mathématiciens qu’aux physiciens, qu’Henri Poincaré prenait en compte en ces termes dans La valeur de la science :
Vous avez vu sans doute ces assemblages délicats d’aiguilles siliceuses qui forment le squelette de certaines éponges. Quand la matière organique a disparu, il ne reste qu’une frêle et élégante dentelle. Il n’y a là, il est vrai, que de la silice, mais, ce qui est intéressant, c’est la forme qu’a prise cette silice, et nous ne pouvons la comprendre si nous ne connaissons pas l’éponge vivante qui lui a précisément imprimé cette forme. C’est ainsi que les anciennes notions intuitives de nos pères, même lorsque nous les avons abandonnées, impriment encore leur forme aux échafaudages logiques que nous avons mis à leur place […]. (Poincaré, 1904 : 28-29)
Les cadres ne se sont pas brisés parce qu’ils étaient élastiques ; mais ils se sont élargis ; nos pères, qui les avaient établis, n’avaient pas travaillé en vain ; et nous reconnaissons dans la science d’aujourd’hui les traits généraux de l’esquisse qu’ils avaient tracée. (Poincaré, 1904 : 180)
Pour saisir ces petites évolutions, nous devons nous plonger dans des moments cruciaux au cours desquels des étapes intellectuelles décisives se produisent, des moments de création où la connaissance est en train de s’élaborer. Ces « moments » sont en général ignorés par l’enseignement, car ils sont perçus comme des « transitions » ne correspondant qu’à la formulation de « solutions approchées », éphémères et donc indignes d’être enseignées. Or, ce sont précisément ces phases intermédiaires, ces étapes, ces « ponts » entre les connaissances, qui peuvent offrir à l’enseignant la possibilité d’interroger le cadre épistémologique dans lequel il évolue et au pédagogue de renouveler son inspiration. Dans les deux exemples qui suivent, nous allons examiner des solutions approchées au regard des théories admises ultérieurement, dans le sens mathématique d’un développement limité au premier ordre dans les variables pertinentes du problème considéré, ce que nous résumerons par « physique au premier ordre » : l’excentricité e pour l’équant de Johannes Kepler au regard de la mécanique newtonienne ; le rapport V/c de la vitesse de la Terre sur son orbite à la célérité de la lumière dans le vide pour le temps local de Hendrik Antoon Lorentz de 1895 au regard de la théorie de la relativité restreinte. C’est aussi une « physique de l’éphémère », car ces moments n’ont pas eu vocation à perdurer, pour des raisons contingentes : la valeur trop importante de l’excentricité de Mars pour le modèle d’équant qui invalide son utilisation pour toutes les planètes du système solaire imaginée initialement par Kepler ; le passage à la nouvelle expression du temps local de Lorentz en 1904, à laquelle Einstein donnera tout son sens cinématique dans le cadre de la théorie de la relativité restreinte (Einstein, [1905] 1925), sans faire explicitement référence à la formulation de 1895.
Une étude que nous avons réalisée il y a une dizaine d’années (Bracco & Provost, 2009 ; Bracco, 2010), portant sur l’équant de Kepler, souligne la possibilité d’un enseignement introductif des mouvements planétaires par une analyse « au premier ordre » en l’excentricité e, réhabilitant ainsi le modèle d’« équant » utilisé par Kepler de manière transitoire dans son cheminement intellectuel (Kepler, [1609] 1979). L’objectif est d’introduire par ce moyen les trajectoires elliptiques des planètes, en complément des mouvements circulaires usuellement abordés dans les programmes de lycée et de première année de licence. Rappelons-en les traits essentiels.
Le mouvement apparent des astres dans le ciel avait été « reproduit » dans l’Antiquité à partir de la combinaison de mouvements circulaires et uniformes censés caractériser leur mouvement « naturel ». Inspiré par ce principe, le modèle géocentrique de Claude Ptolémée, le plus sophistiqué, qui a fait foi jusqu’au

Source : Réalisation de l’auteur.
Lecture : La Terre est excentrée en T. La planète P circule sur l’épicycle de centre E qui décrit le déférent (grand cercle) dans un mouvement uniforme par rapport au point d’équant Q, symétrique de T par rapport à C : l’angle unknown notation croît uniformément au cours du temps.
Les épicycles ne disparaissent pas avec le modèle héliocentrique de Copernic, bien au contraire. Une des motivations principales de Copernic a été de s’affranchir de l’équant, qu’il jugeait monstrueux car incompatible avec l’idée de mouvement circulaire et uniforme par rapport à un centre (Koestler, 1960 ; Koyré, 1961), ce qui l’amène à recourir à plus d’épicycles que Ptolémée lui-même pour reproduire les mouvements planétaires. Kepler, dans sa défense du système héliocentrique, critique Copernic pour son rejet de l’équant et la multiplication des épicycles. Pourquoi une planète tournerait-elle autour du point E « virtuel » ? Ce sont des arguments de dynamique qui guident Kepler : le Soleil doit être le centre d’une force – une sorte de tourbillon – qui entraîne les planètes autour de lui ; c’est lui qui régit dynamiquement les mouvements planétaires.
Kepler, a contrario de Copernic, rejette donc les épicycles et généralise l’équant. Il dote, le premier, la Terre elle-même d’un équant dans son mouvement de révolution autour du Soleil (voir Figure 2, p. 136). Il le fait, dans un premier temps, afin de rapporter les données sur Mars d’un observateur terrestre à un système héliocentrique. En considérant les positions qu’occupe la Terre à trois années martiennes d’intervalle, il détermine le cercle passant par ces trois points et la position excentrée du Soleil, dont le point d’équant Q est symétrique par rapport au centre. Insistons sur le rôle essentiel que joue l’équant dans les travaux de Kepler, qui dit à son sujet dans une note ajoutée rétrospectivement à son ouvrage de jeunesse Le secret du monde :
Mais dans mes Commentaires sur Mars j’en ai fait [de l’équant] l’un des éléments principaux de mon livre et je l’ai posé comme une pierre angulaire dans les fondations ; mieux : je l’ai appelé à juste titre la clé de l’astronomie, parce que j’ai démontré, d’une manière évidente à partir des mouvements mêmes de Mars, que le mouvement annuel du Soleil ou de la Terre s’accomplissait autour d’un centre autre que [le sien], celui de l’équant et que l’excentricité de ce mouvement n’était que moitié de celle que lui attribuaient les auteurs. (Kepler, [1621] 1993 : 187)
Kepler envisage alors un système héliocentrique dans lequel les cinq planètes qu’on connaît à son époque décriraient chacune un équant. Si cette tentative a bien failli réussir, c’est que l’équant offre rétrospectivement une perspective de choix : c’est une ellipse approchée ! Plus précisément, quand on passe continûment d’un cercle à une ellipse, par une affinité orthogonale de rapport
L’équant permet ainsi d’établir très facilement les deux premières lois de Kepler à cet ordre d’approximation (trajectoire elliptique et loi des aires) et, avec quelques subtilités, la troisième (loi des périodes). Nous n’illustrerons ici que les deux premières à partir d’un calcul moderne s’éloignant de la démarche historique de façon à le rendre utilisable par des élèves et des étudiants d’aujourd’hui.
Sur la figure 2, la planète P décrit le cercle de centre C et de rayon R. Son mouvement est défini par la rotation uniforme QP autour du point équant Q, d’angle
Les angles

Source : Réalisation de l’auteur (Bracco, 2010).
Lecture : unknown notation croît uniformément avec le temps. La planète est en P. Le soleil en S occupe une position excentrée ; Q est symétrique de S par rapport au centre C.
Déterminons les propriétés de la trajectoire au premier ordre en e. Des relations (calcul classique en physique)
La somme des distances
L’aire A du secteur angulaire
Puisque
La constante K est la constante des aires. Il apparaît ainsi qu’au premier ordre en e l’équant constitue une modification du mouvement circulaire cohérente du point de vue cinématique pour décrire les mouvements planétaires.
Si le modèle d’équant sans épicycle, introduit par Kepler pour décrire les mouvements planétaires dans le système héliocentrique, n’est pas passé à la postérité, c’est qu’il a été d’emblée tenu en échec par l’objet d’étude même que se fixait Kepler à la suite des mesures précises de Tycho Brahe : la détermination de l’orbite de Mars. En effet, l’excentricité de Mars est telle (0,09) qu’à la précision des mesures de Brahe, le modèle d’équant est lui-même pris en défaut, entraînant Kepler dans des modifications ad hoc sans fin, avant de parvenir à sa solution elliptique1.
On constate, rétrospectivement, à travers cette courte discussion, que l’équant est le « pont » qui, au premier ordre en l’excentricité e, relie les connaissances élaborées dans le cadre du géocentrisme antique aux connaissances « modernes » développées dans le cadre de l’héliocentrisme. À ce titre, il mérite sa place dans l’enseignement, entre le cercle et l’ellipse, en permettant à l’étudiant de se sensibiliser à d’autres trajectoires que les trajectoires circulaires et uniformes auxquelles il est usuellement confronté. De ce point de vue, l’histoire des sciences telle qu’elle est mobilisée par Holton (1952), y compris dans une approche dite « intégratrice », n’apporte rien de radicalement nouveau, puisque seule la trajectoire circulaire reste abordée. La proposition que nous faisons va au-delà en préparant l’étudiant à mieux comprendre la nature elliptique des trajectoires planétaires.
Dans un autre domaine, les transformations introduites par Lorentz en 1895, qui conduisent à ce que nous appelons une « relativité au premier ordre », ont été quelque peu oubliées, en particulier dans l’enseignement et par les épistémologues et philosophes des sciences. Pourtant, leur intérêt est manifeste, comme nous allons le voir, y compris dès l’enseignement secondaire.
Commençons tout d’abord par un bref rappel historique. C’est Augustin Fresnel en 1818 qui réalise « que le mouvement de notre globe ne doit avoir aucune influence sensible sur la réfraction apparente » (Fresnel, 1868 : 633). Il parvient à cette conclusion importante par son explication de l’expérience du prisme de François Arago. Arago s’attendait en effet à ce que, dans une théorie corpusculaire de la lumière, du fait du mouvement de la Terre, les rayons lumineux à la sortie d’un prisme placé devant une lunette astronomique connaissent une déviation modulée par le mouvement orbital (ou diurne) de la Terre ; mais il ne l’observe pas. Fresnel donne une explication dans le cadre de la théorie ondulatoire sur la base d’une compensation : il postule que la vitesse, par rapport à l’éther (support hypothétique des ondes lumineuses), de la lumière dans le prisme en mouvement, prend une valeur spécifique, différente de celle dans le prisme au repos, qu’il détermine pour que la déviation induite des rayons compense exactement l’effet d’aberration stellaire2 (cf. par exemple : Bracco & Provost, 2014 ; Darrigol, 2022). La nouvelle expression de la vitesse, donnée par Fresnel, est connue depuis sous le nom de « formule de Fresnel » ou de « coefficient de Fresnel » (interprétée alors comme un entraînement « partiel » de l’éther) et a été vérifiée expérimentalement par Hippolyte Fizeau (1851). Elle sera interprétée après 1905 comme une nouvelle cinématique : la formule de Fresnel correspond en fait au premier ordre d’approximation en V/c de la cinématique relativiste (ce qu’explicitera Max von Laue en 1907, voir équation (9)).
Avec James Clerk Maxwell, la lumière devient une onde électromagnétique transversale et l’expérience du prisme d’Arago le prototype de l’électrodynamique des corps en mouvement (Darrigol, 2000, 2022), pour laquelle Lorentz, Poincaré et Einstein vont apporter des contributions décisives entre 1895 et 1905. Lorentz généralise ainsi la conclusion de Fresnel à un ensemble d’expériences électrostatique, magnétostatique et plus généralement électromagnétiques (et optiques) pour lesquelles le mouvement de la Terre dans l’éther ne peut être mis en évidence ; une douzaine d’expériences de ce type sont alors connues à la fin du
qui décrit l’entraînement à la vitesse V du système physique dans un référentiel immobile (l’éther). En mécanique newtonienne, le temps est « absolu » et l’égalité implicite
Cette variable t’ n’est alors pas un véritable temps pour Lorentz, au même sens que le temps absolu t, mais une variable « fictive » marquée par son obtention mathématique, qu’il appelle temps local du fait de sa dépendance avec la position x. Nous verrons ci-dessous qu’en 1900, Poincaré lui donne un sens physique. Ce temps local est cependant à distinguer de celui que Lorentz introduit en 1904 (aussi appelé temps local) qui conduira Poincaré et Einstein à l’écriture des « transformations de Lorentz » avec
Il suffisait de se rendre compte qu’une grandeur auxiliaire introduite par H. A. Lorentz et nommé par lui temps local pourrait être défini comme le temps en général. (Einstein, 1989 : 253 ; notre traduction)
Le temps local de 1895 (équation (7)) est une « approximation au premier ordre » en V/c de l’expression de 1904-1905 décrite ci-dessus. Pour l’enseignement, même si ces éléments de contexte historique (Darrigol, 2022 ; Bracco & Provost, 2022) peuvent être rappelés, notre véritable but ici est d’insister sur la richesse de la notion de temps local de 1895, tout d’abord en revenant à son interprétation historique par Poincaré.
Dans son article intitulé « La théorie de Lorentz et le principe de réaction », Poincaré (1900) examine les conditions de compatibilité de la théorie électrodynamique de Lorentz avec les grands principes de la physique issus de la mécanique (principe de l’égalité de l’action et de la réaction, principe de relativité), à l’égard desquels bon nombre de physiciens (au premier rang desquels Lorentz et Paul Langevin) sont sceptiques concernant leur extension à l’électrodynamique, hors du champ de la mécanique des corps matériels. C’est dans la troisième et dernière section de son article que Poincaré interprète le temps local de Lorentz comme étant le temps indiqué par les montres de deux observateurs distants l’un de l’autre [de l], qui ont synchronisé leurs montres par des signaux lumineux, ignorant leur mouvement de translation dans l’éther :
Je suppose que des observateurs placés en différents points, règlent leurs montres à l’aide de signaux lumineux ; qu’ils cherchent à corriger ces signaux du temps de la transmission, mais qu’ignorant le mouvement de translation dont ils sont animés et croyant par conséquent que les signaux se transmettent également vite dans les deux sens, ils se bornent à croiser les observations, en envoyant un signal de A en B, puis un autre de B en A. Le temps local t’ est le temps marqué par les montres ainsi réglées.
Une démonstration simple est la suivante : B, à la distance l de A, reçoit à l’instant
Poincaré reviendra lui-même sur le temps local comme conséquence d’un processus de synchronisation de montres par échange de signaux lumineux dans sa conférence de Saint-Louis (États-Unis) en 1904, publiée dans La valeur de la science (Poincaré 1904) ; un procédé de synchronisation d’horloges analogue sera utilisé par Einstein en 1905 (Darrigol, 2004), mais de façon générale, à tout ordre.

Source : Réalisation de l’auteur, d’après Bracco & Provost ; 2014.
Cette relation sur t’ est également importante pour la discussion de la relativité de la simultanéité, car, pour des intervalles, elle conduit à écrire :
Si
La théorie ultérieure de la relativité restreinte et l’apport d’Einstein dans son article « Sur l’électrodynamique des corps en mouvement » (Einstein, [1905] 1925), qui place au centre de son approche la cinématique avec la discussion générale des processus de mesure de durées et de longueurs en les rendant explicitement relatives à l’observateur (et ce à tout ordre), sont mieux connus des enseignants que ce qui précède, du moins quand ils ont eux-mêmes reçu un enseignement sur la théorie de la relativité dans leur cursus universitaire. Mais, pour l’enseignement en terminale ou en première année de licence, il semble pertinent, avant d’enseigner des faits marquants de la relativité d’Einstein, de revenir sur ces transformations « au premier ordre » qui ont constitué un passage éphémère vers la relativité restreinte. Outre leur intérêt historique propre, un des aspects que nous détaillons ci-dessous pour souligner tout leur potentiel est le fait que, constituant les transformations infinitésimales du groupe de Lorentz (comme Poincaré s’en rend compte rétrospectivement en 1905), elles permettent de retrouver les effets célèbres de la relativité restreinte (contraction des longueurs et dilatation des durées).
Pour obtenir simplement l’expression (7) du temps local de 1895, partons de l’équation (6)
Remplaçant alors dans l’équation d’entraînement (6) x’ par ct’, x par ct et t par x/c, on obtient immédiatement l’expression (7) du temps local3 :

Source : Réalisation de l’auteur.
La méthode suivie est assez proche de celle employée par Max Abraham dans son manuel à l’attention des étudiants (Abraham, 1905).
Il est dès lors possible d’établir une nouvelle cinématique. En formant le quotient des variations sur x’ et t’ à partir des relations (6) et (7), on trouve une loi de composition relativiste des vitesses différente de la loi galiléenne – qui se trouve être la loi relativiste générale valable à tout ordre –, mais qui, en toute rigueur, n’est obtenue ici qu’au premier ordre en V/c et doit être mise sous la forme :
Exprimons v en fonction de v’ en échangeant les rôles des variables avec et sans prime et V en –V : pour un milieu réfringent dans lequel la vitesse de la lumière est
On peut bien sûr vérifier que l’on retrouve à partir de la relation (8) l’invariance de la célérité de la lumière dans le vide (ici au premier ordre en V/c) :
Nous allons établir que la contraction des longueurs et la dilatation des durées de la relativité restreinte apparaissent aussi comme des conséquences des transformations de Lorentz de 1895. Ce fait est très peu connu (Provost & Bracco, 2016) et remarquable. Il est lié au caractère infinitésimal des transformations de 1895 (voir plus haut) dans leur lien avec le groupe de Lorentz.
Pour établir la contraction des longueurs, il nous faut considérer une règle en mouvement à la vitesse v quelconque (pas nécessairement petite devant c) dans le référentiel R où sa longueur est l. Le plus simple est de la caractériser par le fait que l’ensemble de ses points vérifie dans R la relation :
et dans R’ la relation analogue :
où l’ est sa longueur dans R’ (Provost & Bracco, 2016). En exprimant x et t en fonction de x’ et t’ avec les relations (6) et (7), soit
(et avec un développement limité au premier ordre pour le dernier terme). En identifiant à (11), on trouve l’expression de la longueur l’ dans R’ au premier ordre :
et, au passage, on retrouve la relation (8) pour v’. Le lecteur intéressé pourra se reporter à l’annexe ci-jointe pour une démonstration complémentaire.
Faisons apparaître le caractère infinitésimal des variations de vitesse et de longueur, du fait que
Par élimination de V et passage aux différentielles, on obtient l’équation exprimant la variation de l en fonction de v :
où l’on reconnaît l’expression des dérivées logarithmiques de l et de
traduisant la contraction des longueurs. Cette opération d’intégration revient à composer entre elles une infinité de transformations infinitésimales pour obtenir une transformation finie entre la situation où la règle est au repos et celle où elle a une vitesse v quelconque. Pour éviter d’avoir recours à une intégration, on peut aussi repérer un invariant (Provost & Bracco, 2016).
Pendant une durée
Cette relation est, au signe près, analogue à la relation (12) sur les longueurs. Un calcul similaire au précédent conduit à :
Dans l’élimination de V, l’apparition d’un signe « - » par rapport au calcul précédent amène à la dérivée logarithmique de
où
Nous avons vu dans ce qui précède que le temps local, introduit par Lorentz dans sa première version en 1895, valable au premier ordre en V/c, peut être établi par un processus de synchronisation qui sera déterminant pour la relativité restreinte. Il permet aussi de discuter la relativité de la simultanéité, de définir une nouvelle cinématique et d’obtenir les effets de la relativité restreinte (contraction des longueurs et dilatation des durées).
Tout comme l’équant peut être vu comme un passage intermédiaire pour élargir le champ de connaissance des étudiants en dehors du mouvement circulaire et uniforme, et introduire la notion de trajectoire elliptique, le temps local de Lorentz de 1895 marque le passage vers le caractère relatif du temps, dès lors qu’on le considère comme un vrai temps indiqué par des montres d’observateurs, qui n’est plus le même pour tout observateur et en tout lieu, contrairement au temps absolu et mathématique newtonien.
Quand on porte un regard historique précis sur des moments clés qui ont permis des avancées conceptuelles en physique, on est frappé par le fait que des facteurs essentiels à l’évolution des idées se cachent dans ce que l’on pourrait appeler de « petits glissements conceptuels », introduits pour essayer de mettre en accord théorie et observation à l’aide d’outils déjà existants (comme l’équant, emprunté au contexte géocentrique) ou introduits spécifiquement (comme le temps local de Lorentz de 1895). Les théories « éphémères » associées (un modèle héliocentrique avec équants pour Kepler, la théorie des états correspondants de Lorentz de 1895) peuvent être vues rétrospectivement comme des approximations (au premier ordre) des solutions « exactes » données par les théories « finalisées » que sont respectivement la dynamique newtonienne et la relativité restreinte. Si l’on ne s’en tient qu’à ces dernières, comme le fait l’enseignement, on perd tout fil conducteur entre les connaissances qui précèdent l’émergence de la nouvelle théorie physique et le nouveau paradigme qu’elle représente par la suite. Cette rupture empêche d’amener élèves et étudiants à de nouvelles connaissances de manière progressive. Au contraire, faire une place dans l’enseignement à cette « physique de l’éphémère », « approximative » au regard des connaissances « exactes », permet à l’élève (ou à l’étudiant) de se sentir un peu chercheur lui-même en participant au processus créatif. Notre démarche participe donc à un mouvement plus large, qui nous rapproche du point de vue qu’exprimait Maxwell sur la comparaison des approches d’André-Marie Ampère et de Michael Faraday de l’électrodynamique :
L’étude expérimentale par laquelle Ampère a établi les lois de l’action mécanique qui s’exerce entre des courants électriques constitue un des plus brillants exploits de la Science. Il semble que cet ensemble de théorie et d’expérience ait jailli dans toute sa puissance, avec toutes ses armes, du cerveau du Newton de l’électricité. La forme en est parfaite, la rigueur inattaquable, et le tout se résume en une formule, d’où peuvent se déduire tous les phénomènes et qui devra toujours rester la formule fondamentale de l’Électrodynamique [pour nous, le parallèle porte sur la relativité d’Einstein de 1905].
Mais la méthode d’Ampère, quoique revêtant une forme inductive, ne nous permet pas de suivre l’enchaînement des idées qui lui ont servi de guide. Nous avons peine à croire qu’Ampère ait réellement découvert la loi de l’action au moyen des expériences qu’il décrit. Nous sommes conduits à soupçonner, ce que d’ailleurs il nous dit lui-même, qu’il a découvert la loi par quelque méthode qu’il ne nous montre pas, et qu'ayant ensuite édifié une démonstration parfaite, il a fait disparaître toutes les traces des échafaudages au moyen desquels il l’avait élevée4.
Au contraire, Faraday nous montre toutes ses expériences, celles qui réussissent et celles qui ne réussissent pas, ses idées à l’état d’ébauche et à celui de complet développement ; et le lecteur, si inférieur qu’il soit à Faraday comme puissance d’induction, éprouve de la sympathie plus encore que de l’admiration, et se sent tenté de croire que, lui aussi, s’il en avait l’occasion, ferait des découvertes [le parallèle porterait pour nous plutôt sur les travaux de Lorentz,1895 et Poincaré, 1900]. Quiconque étudie, devra donc lire les Recherches d’Ampère, comme un magnifique modèle de style scientifique, dans l’exposé d'une découverte ; mais il devra aussi étudier Faraday, en vue de cultiver les tendances scientifiques de son esprit par l’action et la réaction qui s’y établiront entre les faits nouvellement découverts, tels que les lui présente Faraday, et les idées qui naissent dans son propre esprit. (Maxwell, [1873] 1885-1887 : Tome II, chapitre 3)
Les propositions que nous avons faites pour introduire les mouvements elliptiques et la relativité restreinte demandent à être testées en classe, au niveau de la terminale ou de la première année à l’université. Elles requièrent, d’une part, l’élaboration de séances d’enseignement spécifiques et, d’autre part, l’utilisation d’outils adaptés pour mesurer leur efficacité d’un point de vue didactique. L’un des points essentiels qui est questionné est celui de l’élaboration des savoirs scientifiques. Nous faisons l’hypothèse qu’introduire « une physique de l’éphémère », mettant en valeur des moments transitoires et pourtant clés dans l’évolution de la pensée scientifique, est susceptible d’aider élèves et étudiants dans leur compréhension et leur maîtrise des concepts scientifiques, grâce à une meilleure appréhension des processus créatifs en science.


Source : démonstration détaillée par Pierre Teyssandier (chercheur retraité du Centre national de la recherche scientifique [CNRS], Syrte, Observatoire de Paris) à partir de : Provost & Bracco, 2016.